Nouvelle Societe

13-10-07

Le grand coup de 2012

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Chronique imaginaire des dix-huit prochains mois

François MARTY

– Ouvrage téléchargeable gratuitement –

« L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. »
Boris VIAN

Le 10 octobre 2011 en matinée, la rue de Solférino rendait
publics les résultats du premier tour de la primaire socialiste. Près d’un
million et demi de Français y avaient participé ; exactement 1 447
538. François Hollande arrivait en tête avec 40,86% des suffrages.
Martine Aubry était seconde avec 37,13%. Ségolène Royal obtenait
un accablant 9,14%, talonnée par un Montebourg à 8,32%. Manuel
Valls et Jean-Michel Baylet finissaient dans les choux.
Comme on pouvait s’y attendre, l’UMP et le FN daubèrent sur
ce résultat. Jean-François Copé souligna « l’échec patent d’une tentative
piteuse de détourner le fonctionnement de nos institutions » , tandis que Marine
Le Pen rappelait que, dès juin 2011, elle avait prédit une participation
réduite. De façon toute aussi prévisible, le PS se félicitait de « ce
magnifique élan démocratique » et, oubliant le précédent d’Europe
Ecologie, se targuait « d’avoir fait avancer les pratiques politiques françaises par
cette innovation majeure ». Dans l’entourage de François Hollande, on
avait débouché le champagne et on attendait avec confiance le résultat
du second tour.

La douche fut glaciale.
Le 16 octobre au soir, Martine Aubry obtenait 52,13% des voix
et devenait ainsi la candidate socialiste à l’élection présidentielle d’avril
2012. Chez les hollandistes, on compta et recompta. C’était
impossible. Montebourg avait appelé à soutenir Aubry ; Royal, Valls
et Baylet n’avaient donné aucune consigne ; la participation avait frôlé
le million d’électeurs – moins qu’au premier tour, mais pas assez pour
expliquer ce retournement. Il était inimaginable, en tout cas très peu
probable, qu’un partisan de Royal ou de Baylet aille voter pour
Martine au second tour. Logiquement, François aurait dû gagner.

Pendant la nuit, les résultats furent passés au crible. Du premier au
second tour, on notait des basculements spectaculaires en faveur de
Martine Aubry dans de nombreux bureaux du Nord, du Pas-de-
Calais, de la Seine-Maritime, de Paris, des Bouches-du-Rhône ou de
l’Hérault. C’était suspect. Autour de François Hollande, on évoqua le
précédent du congrès de Reims, on hasarda des hypothèses et le mot
de « fraude » fut bientôt prononcé. Que fallait-il faire ?

François Rebsamen et Pierre Moscovici rencontrèrent l’étatmajor
de Martine, firent part de leurs doutes, demandèrent un
recomptage. Ce fut peine perdue. Laurent Fabius leur exposa très
clairement la situation : d’abord, leurs soupçons étaient très offensants
pour la première secrétaire et son équipe. Mais surtout, le PS avait fait
le pari de la primaire, il y jouait sa crédibilité et la confiance des
Français. Les camarades prendraient-ils le risque de ruiner cette
crédibilité, de contester aux yeux du pays la légitimité de la candidate
désignée, alors que le parti se remettait à peine des blessures infligées
par l’affaire DSK ? Accepteraient-ils de porter, devant la gauche et
devant l’Histoire, une pareille responsabilité ? Ou bien se
résoudraient-ils à reconnaître de bonne grâce la victoire de la
première secrétaire, à lui apporter leur soutien et à pouvoir ainsi
profiter de son inéluctable élection à la magistrature suprême ?
Le deal était clair. François Hollande ne fut pas long à le
comprendre et à faire le choix qui s’imposait – et qu’il n’avait
d’ailleurs pas. Le 17 octobre au matin, dans un communiqué à l’AFP,
il reconnaissait la victoire de Martine Aubry et lui rappelait « la
responsabilité historique qu’elle portait désormais de rassembler autour d’elle toutes
les sensibilités de la gauche ». A midi, sur le perron du PS, la première
secrétaire déclara devant les caméras qu’elle « prenait acte avec gravité de la
responsabilité que lui avaient confiée les hommes et les femmes de gauche pour faire
reculer les assauts du capitalisme et revenir aux sources d’un socialisme authentique,
réellement soucieux de protéger les travailleurs et de réformer l’économie de marché ».
François Hollande manqua s’en étouffer.

La campagne présidentielle fut ce qu’elle fut, avec ses grands
moments et ses petites manoeuvres. Dominique de Villepin ne put se
présenter, faute d’avoir obtenu les cinq cents signatures requises. Yves
Pietrasanta non plus mais, comme il était peu connu, l’opinion ne s’en
aperçut guère. L’hiver, morose, fut rythmé par les chiffres d’un
chômage en croissance et par les annonces désormais rituelles de
morts de SDF. Noël passa sans enthousiasme. En janvier, une
embuscade afghane tua sept militaires français. A l’issue de leurs
funérailles filmées en direct sous une pluie fine dans la cour des
Invalides, Nicolas Sarkozy, visage grave et lèvres pincées, annonça que
l’état du pays et son sens des responsabilités lui imposaient de se
présenter pour un nouveau mandat. Une semaine plus tard, engoncé
dans un gilet de sauvetage orange et en direct d’une chaloupe de la
SNSM, François Bayrou annonçait sa candidature depuis le large de
Brest. Le Canard enchaîné, perfide, fit remarquer que « une fois encore, le
président du MoDem s’était montré complètement à l’ouest ».
A la surprise de beaucoup, il fut imité le surlendemain par
Ségolène Royal qui, pour annoncer sa propre candidature, avait choisi
le décor du musée de la BD d’Angoulême. En quelques phrases, la
présidente de la région Poitou-Charentes expliquait qu’elle « se mettait
en congé du parti socialiste » pour « assumer en toute liberté ses responsabilités visà-
vis de la France » et qu’elle « adjurait les Français de prendre toute la mesure de
cette décision ». A l’arrière-plan, on apercevait des planches originales
d’Astérix.

Début février, ce fut au tour de Marine Le Pen de se déclarer
officiellement candidate, au cours d’une brève intervention filmée au
petit matin devant la flamme de l’Arc de Triomphe. A la suite de cette
déclaration, plusieurs sondages s’accordèrent pour créditer la
présidente du FN de 18 à 22% d’intentions de vote. Le soir même,
invité au 20h de TF1, Jean-Louis Borloo annonçait que, vu cette
situation « menaçante et terrible », il prenait la décision de ne pas être
candidat afin de « ne pas contribuer à faire advenir un nouveau 21 avril ».
Dans la foulée de cette annonce, Corinne Lepage se déclara elle aussi
candidate afin « de proposer aux Français une alternative écologique réaliste, loin
du dogmatisme d’une certaine extrême-gauche ».

Aux vacances de Noël, voyagistes et clubs de vacances
enregistrèrent des records de ventes de séjours en Afrique du nord ou
aux Antilles. Il est vrai qu’ils avaient tous cassé leurs prix. Les soldes,
en revanche, ne trouvèrent pas preneurs. L’hiver s’acheva dans une
France morne, en apparence peu passionnée par une campagne
atone. Des débats furent organisés, des petites phrases prononcées, des
sondages effectués, des visites rendues et des accords passés sans que
l’opinion parût s’en émouvoir outre mesure. Journalistes et
commentateurs ne trouvaient guère d’échos, les émissions politiques
n’obtenaient qu’une faible audience. Ni Eva Joly lorsqu’elle lorsqu’elle
proposa la nationalisation des chaînes de fast-foods et d’hypermarchés,
ni Ségolène Royal lorsqu’elle confessa au Nouvel Obs une expérience
homosexuelle de jeunesse ne purent faire parler d’elles plus de deux ou
trois jours. Dans les sondages, la majorité des personnes interrogées se
déclaraient indécises. En interne, les instituts notaient que les
personnes contactées se montraient de moins en moins désireuses de
répondre et de plus en plus fréquemment agressives lorsqu’on leur
téléphonait.

De l’étranger provenaient des nouvelles inquiétantes : la Libye,
six mois après la fuite de Kadhafi, s’acheminait vers une guerre de
clans, la situation grecque empirait, celle de l’Espagne s’aggravait…
Nicolas Sarkozy prononça début mars sur TF1 une sorte de discours
sur l’état du pays qui n’eût pas grand effet dans les sondages, ce qui
n’empêcha pas Harlem Désir d’intervenir au nom du PS pour fustiger
« une utilisation scandaleuse d’un média ami par le président-candidat ». Miracle
de timing, Carla Bruni donnait naissance la semaine suivante à un
vigoureux poupon que l’on prénomma Hubert-Luigi. Paris-Match et
Closer en firent leurs couvertures et ne vendirent pas beaucoup.
A un mois du scrutin, si l’on en croyait les instituts, aucun
pronostic sérieux n’était faisable.
*
Le 1er avril, en milieu d’après-midi, une cinquantaine de
personnes se regroupèrent sur la Grand-Place de Roubaix. Les
femmes avaient les cheveux couverts d’un voile ; la plupart des
hommes étaient barbus et certains portaient une djellaba. L’un d’eux,
brandissant un mégaphone, sortit des rangs et commença d’exiger à
grands cris l’instauration de la charia dans la ville et son détachement
du territoire français. Les passants, ahuris, s’étaient peu à peu massés
sur la place pour assister au spectacle. Plusieurs d’entre eux
enregistraient la scène à l’aide de leurs portables. Certains, étant
donné la date, supposaient une blague de mauvais goût. D’autres
criaient à la provocation. L’orateur conclut son prêche en brandissant
un exemplaire du Code civil, avant de cracher dessus et de le jeter
violemment dans le caniveau sous les acclamations de son public. Un
passant révolté voulut intervenir. Ce fut l’altercation, qui dégénéra très
vite en bagarre entre une douzaine de personnes que les autres
tentaient vainement de séparer. Dépêchée tardivement, une caméra
de FR3-Nord arriva pour filmer l’intervention des forces de police et
l’interpellation de quelques bagarreurs.
L’enquête révéla que l’orateur, un dénommé Moussad Djourahi,
était un excité connu depuis longtemps des autorités et sans véritable
influence. Mais l’effet des images fut terrible. D’abord diffusées sur
FR3-Nord, elles furent reprises le lendemain midi par les chaînes
nationales et agrémentées des prises de vues réalisées par certains des
témoins. Le visage haineux de l’orateur, les hommes barbus et les
femmes voilées, leurs applaudissements, le Code civil outragé, la
bagarre, l’intervention policière, tout cela passa et repassa en boucle à
la télé comme sur Internet. A une semaine du scrutin, en quelques
heures, la campagne s’était cristallisée.
Fine politique, Marine Le Pen se garda d’en rajouter : les images
parlaient trop bien par elles-mêmes. Elle se contenta de fustiger dans
une interview au JDD les partis qui proposaient d’octroyer le droit de
vote aux étrangers et qui voulaient ainsi « donner un poids électoral à des
communautés qui, dans notre pays, prétendent nous imposer leur loi et refusent de
respecter les nôtres ». Dalil Boubakeur, Mohammed Moussaoui et d’autres
intervinrent au nom des Français musulmans pour désavouer l’excité.
Martine Aubry, interviewée par Libération, s’appuya sur son expérience
comme maire de Lille pour dénoncer les amalgames et prôner « le
respect dans la laïcité ». Nicolas Sarkozy affirma la nécessité de la fermeté
républicaine « contre toutes les dérives et contre tous les délires ». François
Bayrou publia un communiqué de presse pour signaler qu’il était
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« alarmé ». Ségolène Royal suggéra de dispenser dès la maternelle des
cours de « catéchisme républicain ». Les sites «Riposte laïque » ou
« fdesouche » furent littéralement pris d’assaut par des dizaines de
milliers d’internautes. Lors d’une émission de C dans l’air, Yves Calvi
diffusa les images d’une manifestation islamiste similaire qui s’était
tenue à Limoges en septembre 2010 dans l’indifférence quasi-générale.
Ce fut un record d’audience. Les sondages commandés à la hâte
révélèrent qu’une majorité d’électeurs éprouvaient de la colère, de
l’indignation et de la peur face à ce qu’ils ressentaient désormais
comme une menace réelle.
Lorsque Nicolas Sarkozy prit connaissance de ces sondages, il
regarda Brice Hortefeux et n’eut qu’une phrase, rageuse : « On peut
faire les valises ».
Le résultat du premier tour fut presque sans surprise. En dépit
du chassé-croisé des vacances, l’élection avait mobilisé près de trenteneuf
millions d’électeurs. Marine Le Pen arrivait en tête avec 22,93%
des voix. Martine Aubry, avec 13,58%, était qualifiée pour le second
tour. Nicolas Sarkozy était le troisième homme avec 12,31%. La
surprise venait de Jean-Luc Mélenchon : le tonitruant candidat du
Front de Gauche réalisait le score plus qu’honorable de 12,17%.
Ségolène Royal, avec 8,44% des voix, avait bien failli faire perdre son
camp. Corinne Lepage avait convaincu 8,05% des électeurs et Eva
Joly à peine 4,64%. Venaient ensuite le candidat des chasseurs,
Frédéric Nihous, crédité de 3,97% des voix puis le vieux lion de
Belfort, Jean-Pierre Chevènement, qui en avait recueilli 3,32%.
François Bayrou, à mille lieues de ses rêves, avait obtenu 3,19% ; juste
assez pour surclasser les 2,84% de Nicolas Dupont-Aignan.
En se rendant sur le plateau de TF1 pour commenter ces
résultats, Martine Aubry savait déjà qu’elle avait gagné. Elle eut la
finesse de ne le laisser voir à aucun moment, rappelant à chaque
intervention que le FN était arrivé en tête et que « sans insulter les
électeurs qui ont voulu faire ce choix pour les raisons qui leur appartiennent, il
importe néanmoins que toutes les forces de progrès se mobilisent pour faire triompher
les valeurs que nous partageons ». L’exercice était délicat : il fallait en
appeler au « front républicain » sans offenser pour autant les neuf
millions de Français qui avaient placé Marine Le Pen en tête des
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candidats. Martine Aubry s’en tira brillamment, comme toujours
lorsqu’il s’agissait de louvoyer.
Cette soirée électorale fut l’occasion d’un incident triste et
pénible. Sur TF1, vers 20h30, François Bayrou avait commenté son
résultat en dénonçant « l’incompréhension des Français » et en répétant que
« ce n’est pas parce qu’on est seul que l’on a tort ». Il s’était ensuite rendu dans
les studios de France 2 pour s’y livrer au même exercice obligé. Mais
lorsque ce fut son tour de parler, il fixa David Pujadas d’un oeil
légèrement vitreux, puis commença un discours pour remercier « les 7
millions de Français qui lui avaient accordé leur confiance ». David Pujadas
l’interrompit :
– Vous voulez dire, « le million » ?
– Mais non, voyons ! Il y a eu trente-neuf millions de votants. 19%
de trente-neuf, ça fait plus de sept. Apprenez à compter,
Monsieur Pujadas.
– Mais, fit l’autre, passablement interloqué, vous avez obtenu
3%…
– Vous êtes fou ! J’ai fait 18,57% !
– Euh, en 2007, oui. Mais cette fois, vous avez fait 3%. Enfin,
3,19…
– Je ne goûte guère cette plaisanterie, M. Pujadas !
Arrivé là, le journaliste réalisa soudain que François Bayrou était
victime en direct de la même crise d’amnésie monomaniaque qui
l’avait déjà frappé face à Yann Barthès sur le plateau du Petit journal,
seize mois plus tôt. Maîtrisant sa panique, il fit un signe en direction
des caméras. L’émission fut suspendue quelques minutes et lorsque
l’image revint sur les écrans, c’était celle d’un David Pujadas
dialoguant avec Laurent Fabius. Le patron du MoDem avait été
exfiltré en douceur.
Les deux semaines qui suivirent furent étranges. La DCRI,
mieux connue sous le nom désormais obsolète de « Renseignements
généraux », avait reçu instruction d’empêcher tout ce qui aurait pu
ressembler de près ou de loin à une manifestation pro-islamiste. Le PS,
de son côté, avait donné pour consigne d’éviter tout déchaînement
« républicain » afin de ne pas exacerber les mécontentements et les
angoisses. La France échappa donc aux diverses démonstrations de
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déploration ou de colère qui avaient marqué le 21 avril 2002. Mais il y
avait comme une atmosphère de lait sur le feu. Claude Imbert, dans Le
Point, s’interrogea doctement sur la nécessité de subordonner l’octroi
du droit de vote au passage d’un « examen de citoyenneté » tandis que
BHL, dans le même magazine, dénonçait « un couple diabolique,
l’islamisme et le lepénisme, qui prospèrent dans le même marigot et se nourrissent
l’un l’autre dans une monstrueuse communauté d’intérêts ». Le Nouvel Obs fit sa
couverture du portrait d’une Marine Le Pen fermée, sèche et
menaçante, agrémenté d’une simple question : « Et maintenant ? ». Dans
son éditorial, Jean Daniel déplorait avec componction que les temps
soient si durs, les gens si méchants et les citoyens si peu responsables
tandis que Laurent Joffrin expliquait en deux colonnes qu’il l’avait
toujours dit et qu’on avait eu tort de ne pas l’écouter. Mais d’une
façon générale, les commentateurs politiques surent éviter de jeter de
l’huile sur le feu en stigmatisant le vote frontiste. Que cela plût ou non,
on ne pouvait pas négliger le fait que neuf millions d’électeurs avaient
apporté leur voix à Mme Le Pen… Corinne Lepage, Eva Joly, Jean-
Pierre Chevènement, Jean-Luc Mélenchon et Ségolène Royal
appelèrent à voter pour la candidate socialiste. Nicolas Sarkozy
déclara que ses fonctions lui interdisaient de prendre parti. François
Bayrou, en cure de repos à Bagnères-de-Bigorre, fit savoir par un
communiqué de presse qu’il était « anxieux ».
Le 6 mai 2012 verrait donc se livrer pour le pouvoir suprême un
duel cent pour cent féminin, « le premier de l’histoire de France depuis la
rivalité de Frédégonde et Brunehaut », comme le souligna Jean-François
Kahn sur les ondes de France-Inter. Un autre, qui se piquait de
psychanalyse, fit remarquer que, pour l’une comme pour l’autre des
deux candidates, la victoire présidentielle serait une façon de « venger le
père » et convoqua la figure d’Electre. Sans prêter trop d’attention à
tous ces commentaires, les concurrentes tinrent meetings et donnèrent
interviews chacune de son côté. Le 1er mai lui ayant été refusé par
prudence, le FN se résigna à déplacer « sa » fête de Jeanne d’Arc et
tint dès le 30 avril, place de l’Opéra, une manifestation triomphale.
Entre cent cinquante et deux cent mille personnes – soixante cinq
mille d’après la police – s’étaient massées devant le Palais Garnier avec
banderoles, pancartes et drapeaux tricolores pour acclamer le vieux

tribun et sa fille. Deux écrans géants flanquaient la bouche de métroLa foule couvrait toute la place et, dans son alignement, remplissait

l’avenue de l’Opéra jusqu’à la hauteur de la rue d’Antin. Dans une
marée bleu-blanc-rouge soigneusement canalisée par des barrières
métalliques, retraités à médailles et dames à foulard Hermès
voisinaient avec des quadras à l’allure modeste et des groupes de
jeunes gens à l’enthousiasme musclé. Boulevard des Italiens, policiers
et CRS stationnaient à toutes fins utiles. Le PS répliqua par un
meeting de soutien organisé à Bercy, au cours duquel Johnny
Hallyday, Bernard Lavilliers, Yannick Noah, Grand Corps Malade et
Juliette prirent la parole et chantèrent. Martine Aubry, prudente,
déclina par la bouche du fidèle François Lamy toute proposition de
débat télévisé ou non avec sa rivale d’extrême-droite. Folle de rage,
Marine Le Pen ne put que vitupérer contre « ce manquement révoltant à
l’éthique républicaine et cet invraisemblable mépris à l’égard des Français » et en
appeler à la vengeance des urnes.
Au soir du second tour, plus de quarante millions d’électeurs
avaient participé au scrutin. Marine Le Pen obtenait 40,64% des
voix ; Martine Aubry, avec 59,36% des suffrages, était élue Présidente
de la République.

*

Sitôt achevées les réjouissances rituelles et les discours de
circonstances, Martine Aubry se mit au travail. Elle appela Bertrand
Delanoë, le nomma Premier ministre et le chargea de lui proposer le
gouvernement qu’elle avait elle-même composé entre les deux tours.
C’était un gouvernement modèle : les postes-clés étaient tenus par des
amis sûrs, les alliés y étaient ficelés dans des postes complexes et sans
pouvoir réel où ils avaient toutes les chances d’échouer, et tout ce qui
ressemblait de près ou de loin à un hollandiste en était exclu comme
une mauvaise herbe d’un jardin à la française. Sauf un, qui lui
servirait d’alibi, qu’elle aurait à sa botte et qu’elle se ferait un plaisir de
tourmenter à date régulière. Martine Aubry jeta un dernier regard
satisfait sur sa liste. Aucun doute, c’était de la belle ouvrage. Avec une
émotion fugace, elle songea que Mitterrand aurait été fier d’elle.
François Hollande avait déjà acheté le costume et la cravate qu’il
destinait à son entrée à Matignon lorsqu’il apprit par la radio le nom
du nouveau Premier ministre. Il manqua en faire une attaque.
Anxieux, il s’installa devant son téléviseur et attendit l’annonce de la
composition du gouvernement en dévorant l’un derrière l’autre des
paquets de chips format familial. Lorsque Jean-Marc Germain, le
nouveau secrétaire général de l’Elysée, lut devant les caméras la liste
des heureux élus, ce fut pire que tout. Martine avait placé tous ses
fidèles : Marylise Lebranchu aux Finances, Emmanuelli à l’Intérieur,
Guigou à la Défense, Hamon au Travail et à l’Emploi, Lamy au
Budget, Bachelay à l’Industrie… Pour Michel Destot, elle avait créé
un ministère « de la Ville, de l’Agriculture et de la Ruralité », pour
Marie-Noëlle Lienemann elle avait réuni dans un même portefeuille
les Affaires sociales et le Logement, et pour Harlem Désir elle avait
imaginé le ministère « de l’Education nationale et de l’Intégration ».
Une trouvaille inattendue : pour la Culture, elle avait débauché Denis
Olivennes, l’ancien patron de la FNAC et de Lagardère, le chantre de
la loi HADOPI… Et pour faire bonne mesure, elle avait nommé Eva
Joly Garde des Sceaux et Jean-Vincent Placé au ministère « de
l’Ecologie, du Développement durable et des Transports » ! Entre les
problèmes de la magistrature, ceux des prisons, ceux des cheminots et
ceux des chauffeurs routiers, ils n’avaient pas fini de rigoler, ces deuxlà…
Mais le pire du pire, c’était le nom du ministre des Affaires
étrangères et européennes. Moscovici. Son fidèle, son lieutenant, son
Patrocle. Moscovici, qui avait dirigé sa campagne de la primaire et qui
semblait le trahir pour un plat de lentilles… Avec un gros soupir
malheureux, François Hollande s’enfonça dans son fauteuil et ouvrit
un nouveau paquet de chips.
La composition du gouvernement fut accueillie par l’opinion
avec un intérêt poli. De toute façon, la plupart de ceux qui avaient
voté pour la nouvelle présidente ne se faisaient guère d’illusions sur les
marges de manoeuvres de leurs dirigeants. L’important était que les
choses continuent cahin-caha sans trop remettre en cause leur
situation personnelle. Pour le reste, demain était un autre jour.
La passation de pouvoir entre Nicolas Sarkozy et Martine Aubry
se fit dans une ambiance légèrement crispée. L’ancien président
préféra ensuite sortir à pied par la grille du Coq, crainte de subir les
sifflets et les huées des gens massés devant la porte principale. Le
lendemain, les JT révélèrent que le couple Sarkozy quittait la France
pour aller s’établir au Brésil où Nicolas avait ouvert un cabinet de
conseil, en association avec Jean-Marie Messier. Le « prince Jean »
démissionnait de tous ses mandats électifs pour travailler avec son
père ; Carla mettait sa carrière entre parenthèses pour se consacrer au
petit Hubert-Luigi. Nicolas Sarkozy expliqua dans une interview à
Paris-Match qu’il n’y avait plus rien à attendre de l’Europe et que
l’avenir était désormais dans les pays émergents. Le soir de cette
annonce, Jean-François Copé, Xavier Bertrand et François Fillon,
chacun de son côté et ignorant ce que faisaient les autres, réunirent
leurs proches à leurs domiciles et firent couler le champagne à pleins
flots.
Le discours de politique générale de Bertrand Delanoë fut à
l’image de l’orateur lui-même : généreux, bien charpenté, un peu
scolaire et manquant légèrement de souffle. Il y était question de lutter
contre le chômage, de corriger les inégalités sociales, de recentrer
l’Education nationale sur ses missions citoyennes, de mettre la
législation en accord avec l’état de nos moeurs et de faire renaître la
solidarité entre tous les Français. Concrètement, le Premier ministre
annonçait une remise à plat totale de la fiscalité, la création de trois
cent mille emplois-jeunes dont la moitié seraient financés par les
collectivités locales, le recrutement dès la rentrée prochaine de cinq
mille enseignants du primaire comme du secondaire, la mise en
chantier sur trois ans de cent vingt mille logements sociaux,
l’augmentation de 12% du SMIC comme du RSA, la consolidation de
la centrale de Fessenheim, le doublement en trois ans du budget de la
culture, la légalisation du mariage homosexuel et la dépénalisation du
cannabis. On trouva que c’était beaucoup et, paradoxalement, on fut
déçu. L’UMP dénonça l’irresponsabilité d’un projet qui « multipliait les
dépenses sans envisager la moindre économie », Marine Le Pen souligna que
« pas un instant il n’avait été question de s’attaquer au vrai problème de la France,
celui d’une immigration excessive, handicapante et incontrôlée », Jean-Christophe
Cambadélis, nouveau Premier secrétaire du PS, salua « la clairvoyance et
le courage d’un projet qui attaquait de front les maux dont souffre notre pays » et
Cécile Duflot confirma sa confiance dans « le projet élaboré en commun avec
nos alliés de toute la gauche pour faire entrer la France dans une ère de
développement solidaire et responsable ». François Bayrou, par un
communiqué de presse, signala qu’il était « attentif ».
Les semaines suivantes, politiquement, furent axées sur la
préparation des élections législatives. Un nombre conséquent de
députés UMP s’étaient d’ores et déjà désolidarisés du parti et
labouraient leur circonscription en long et en large avec l’intention
de s’y représenter sans étiquette. D’autres tout aussi nombreux, qui
avaient discrètement tenté d’approcher le FN, n’y reçurent que des
sarcasmes tandis que le Nouvel Obs, informé de la chose sur
instruction de Marine Le Pen, se faisait un plaisir de révéler leurs
noms dans sa rubrique « Téléphones Rouges ». Rue de Solférino,
on acheva de mettre au point les détails des accords avec le PRG et
Europe Ecologie, et on prit langue avec le Front de Gauche pour
tenter d’éviter les luttes inutiles. Le deal avec l’allié Vert était de lui
laisser trente-cinq circonscriptions « gagnables » ; mais chez Europe
Ecologie on comprit vite que les critères du PS pour évaluer si une
circonscription était ou non gagnable baignaient dans un certain
flou. Les socialistes s’obstinaient ainsi à proposer à leurs alliés la
troisième circonscription des Côtes-d’Armor ou la troisième
circonscription du Cher, en faisant valoir leur caractère rural et en
semblant oublier que l’écologie défendue par les Verts ne trouvait
nulle part autant de partisans qu’en plein coeur des villes, en général
dans des quartiers « tendance ». Avec le Front de Gauche, en
revanche, les accords furent vite trouvés : socialistes et communistes
se connaissaient depuis assez longtemps pour ne pas avoir besoin de
se raconter d’histoires.
Chez Jean-François Copé, on cultivait un optimisme de façade
qui cachait mal l’angoisse de la trop prévisible raclée. Certains
évoquaient le souvenir des élections de 1993 et de la « vague bleue »
qui avait fait perdre à la gauche deux cent vingt de ses trois cents
sièges. Une débâcle historique. Serait-il possible que l’UMP connaisse
à son tour une pareille dérouillée ? Pris en tenaille entre un FN en
pleine croissance et une gauche unie, lâché par son leader historique,
lézardé par des rivalités internes, l’ex-parti présidentiel faisait bien
triste figure.

Les résultats furent à la hauteur des inquiétudes. Le 10 juin, au
soir du premier tour, l’UMP avait perdu ou était menacée de perdre
plus de deux cent trente sièges. Un certain nombre de circonscriptions
emblématiques étaient conservées : celles englobant Neuilly-sur-Seine,
Levallois-Perret, Boulogne-Billancourt, Deauville, Megève ou
Chantilly, par exemple, se donnèrent à la droite dès le premier tour.
Mais à Meaux, Jean-François Copé frôla de peu le ballottage en
obtenant 50,38% des voix, tandis que Xavier Bertrand était contraint
à un second tour dans son fief de Saint-Quentin face à un candidat
frontiste et que François Fillon, dans la Sarthe, se retrouvait en
situation difficile face au PS. A l’inverse, Marine Le Pen, Steeve Briois
et plusieurs autres figures frontistes étaient élues dès le premier tour.
Et dans la plupart des circonscriptions, les candidats UMP devaient
affronter qui un socialiste, qui un FN, qui un communiste, sans
aucune garantie de succès. Bref, il y avait le feu.

Au soir du second tour, le désastre de la droite traditionnelle était
consommé. Le PS obtenait 375 députés, Europe Ecologie 19, le Front
de Gauche 31, le PRG conservait ses 7 sièges et CAP21, le petit parti
de Corinne Lepage, en obtenait 2 consentis par le PS. Au total, la
gauche et ses alliés avaient conquis quatre cent trente-quatre sièges sur
les cinq cent soixante dix-sept. Une majorité plus qu’écrasante. Pire
encore pour l’UMP : le Front National avait décroché 59 sièges, le
parti de Jean-François Copé n’en conservant que 84. La Bérézina. Les
dirigeants de l’UMP durent subir, la mort dans l’âme, l’humiliation de
commenter leurs résultats sur les divers plateaux de télévision. Sur la
2, confronté à un Bruno Gollnisch rayonnant et à un Cambadélis
rigolard, le pauvre Copé affichait la mine d’un basset artésien qui se
serait pris la queue dans une porte. Les spectateurs en avaient mal
pour lui et David Pujadas lui parlait avec la douceur attentive que l’on
réserve d’ordinaire à un malade grave. Seule et maigre consolation :
ceux qui avaient quitté le navire UMP pour se présenter sans étiquette
avaient tous, sans exception, été balayés.
Quoi qu’il en soit, le véritable événement de ces deux élections
restait l’irruption du Front National. Qu’on le veuille ou non, le parti

extrémiste avait su trouver le chemin des urnes et pesait désormais

lourdement dans la vie politique française. Les responsables des autres

partis durent se plier à une gymnastique nouvelle : apprendre à parler

du FN de façon formellement respectueuse, et reconnaître son succès
sans en évoquer les raisons. Un non-dit implicite et consensuel
s’instaura ainsi tant sur le sujet de l’islamisme radical que sur celui des
banlieues « difficiles ». A l’UMP, au PS et chez leurs alliés, on
appliquait à ces thèmes la vieille formule de Gambetta : « Y penser
toujours, n’en parler jamais ».

Dans les jours qui suivirent, Laurent Fabius fut élu sans difficulté
président de l’Assemblée nationale. Puis les Français partirent en
vacances. Du moins, ceux qui le pouvaient.
Les péripéties de la politique intérieure avaient un peu fait
oublier le reste du monde, mais le reste du monde n’en continuait pas
moins d’exister. Et, pour sa plus grande partie, plutôt mal que bien. Le
4 juillet on apprit que Moody’s abaissait de deux crans la note du
Japon, le 5 qu’une zone de soixante-dix kilomètres autour de
Fukushima avait été évacuée dans l’urgence et le 6 que le Premier
ministre japonais avait fait seppuku après avoir remis sa démission à
l’empereur. En Espagne, les fonctionnaires avaient été avertis qu’ils ne
toucheraient à la fin du mois que la moitié de leur traitement, le temps
pour le gouvernement de finaliser quelques économies. L’Italie devait
faire face à un afflux massif de réfugiés libyens et on signalait déjà
plusieurs cas meurtriers d’affontements avec les populations locales.
En Belgique, la crise gouvernementale durait, la dette s’aggravait et la
partition entre Wallons et Flamands semblait désormais inévitable. Le
11 juillet, on apprit qu’un fonds d’investissement chinois était
désormais l’actionnaire majoritaire de la chaîne de magasins
américaine Wal-Mart et détenait 32% du capital de la Walt Disney
Company. Le gouvernement chinois en profitait pour « appeler avec la
plus grande fermeté » les Etats-Unis à davantage de rigueur budgétaire.
Les relations internationales se tendaient. François Bayrou, retiré à
Luchon depuis qu’il avait perdu dès le premier tour son mandat de
député, publia un communiqué de presse pour faire état de « sa
préoccupation ».
Le 14 juillet, Eva Joly dut assister bon gré mal gré à un défilé
militaire aussi parfaitement organisé et réglé que de coutume. Dans
l’entretien télévisé qu’elle accorda à la suite de la cérémonie, Martine
Aubry parut tendue et fatiguée. Elle annonça qu’elle partait l’aprèsmidi
même pour Bruxelles où se tiendrait une réunion exceptionnelle
des chefs d’Etat européens.
En regagnant l’Elysée après le défilé militaire, Martine Aubry eut
un bref échange avec Jean-Marc Germain, le secrétaire général de la
Présidence :
– Comment s’appelle-t-il, déjà, le général commandant la place de
Paris ?
– Général André Coëtlogon, madame la Présidente.
– Il va falloir s’occuper de son cas.
Germain travaillait au quotidien avec Martine Aubry depuis plus de
quinze ans ; il comprit illico ce que cela voulait dire.
– Certainement, madame la Présidente. Je vais y veiller. Puis-je
vous demander pourquoi ?
– Il s’obstine à m’appeler « Madame le Président ». Ça m’agace.

*
Dans les faits, la fameuse réunion à Bruxelles n’eut pas grandes
conséquences. Pour Martine Aubry, ce fut l’occasion de participer
pour la première fois à une réunion internationale en tant que chef
d’Etat et d’humilier un peu Moscovici qu’elle avait contraint à
l’accompagner, mais, pour le reste, aucune décision notable ne fut
prise. Il fallait reconduire le plan de soutien à la Grèce, achever le
soutien à l’Irlande et au Portugal, et continuer de soutenir l’Italie et
l’Espagne. La BCE y avait déjà consumé ses réserves. Après huit
heures d’échanges au cours desquelles les divers conseillers avaient
rivalisé de virtuosité technocratique, on finit par comprendre que les
considérations juridiques, les termes abstrus et les calculs de
mathématiques financières se résumaient au bout du compte à une
formule simple : « On ne peut pas tondre un oeuf ». Autrement dit, il
fallait trouver de l’argent ailleurs. Deux pistes furent évoquées : une
taxation des transactions financières et une contribution de l’ensemble
des banques et des compagnies d’assurances de la zone euro au Fonds
Européen de Stabilité Financière. Evoquées seulement, car sitôt qu’ils
entendirent parler du second point et sans s’être concertés, Angela
Merkel et David Cameron réclamèrent un ajournement de séance.
Sur le chemin du retour, en contemplant d’un oeil morne le plancher
de nuage par le hublot de l’A-330 présidentiel, Martine Aubry se dit
avec nostalgie que, décidément, ce n’était pas de la tarte.
Saluant l’échec de la réunion, les taux d’intérêt consentis à la
plupart des pays de la zone euro montèrent d’un demi-point. Sur
ordre de l’Elysée le ministre des Finances, Marylise Lebranchu, fit
venir à Bercy les présidents des plus grandes banques et compagnies
d’assurances françaises. La rencontre fut houleuse. Elle aurait dû
rester discrète, mais le fait est que plusieurs journalistes attendaient à
la sortie quand banquiers et grands patrons quittèrent les lieux. L’un
d’eux, plus remonté ou plus imprudent que les autres, se laissa aller à
une déclaration en direct. « Il est absolument hors de question, fulmina-t-il,
que des banques et des entreprises privées se voient contraintes de payer pour financer
les erreurs de gestion des divers gouvernements ». La déclaration, on l’imagine,
fut particulièrement appréciée. Les médias manquaient de sujets en
cette période estivale ; ils surent monter l’affaire en épingle. Tout y
passa : les milliards d’euro de bénéfice annuel, les bonus à six chiffres
des traders, les salaires pharamineux des PDG du CAC 40, le
sauvetage des banques grâce aux deniers publics en 2008, l’affaire
Kerviel et même le rappel de l’affaire du Crédit Lyonnais en 1993 et
des vingt milliards d’euros acquittés à l’époque par les contribuables,
sans oublier le détail des mille et une astuces – jours de valeur,
commissions de découvert et autres – grâce auxquelles les banques
s’enrichissent sur le dos de leurs petits clients. La pression sur les
dirigeants de bancassurance se fit terrible ; ils comprirent qu’ils ne
pourraient pas éviter de mettre la main à la poche et prirent dès lors
les mesures nécessaires pour répercuter sur leur clientèle le coût de la
prévisible ponction. Ainsi, sous la double influence des marchés
internationaux et du gouvernement, les taux d’intérêt français
augmentèrent brusquement de deux points.
Le 15 juillet, les chiffres de l’économie américaine avaient été
publiés. Ils s’étaient révélés moins bons qu’attendus. Le 20 juillet, les
agences Moody’s et Fitch dégradèrent à leur tour la note des Etats-
Unis. La Chine et l’Inde firent aussitôt savoir qu’elles se délestaient
d’une partie de la dette américaine. Le surlendemain, David Cameron
annonça que son pays créait un fonds spécial destiné à racheter des
bons du Trésor américain et à « manifester ainsi sa totale confiance dans la
capacité de redressement de la première puissance industrielle mondiale ». Le vieux
réflexe atlantiste avait joué. Angela Merkel téléphona à Martine
Aubry pour lui signifier qu’elle ne croyait plus pouvoir redresser avec
la seule France une situation qui s’aggravait chaque jour. L’unité
européenne se lézardait. La réaction des marchés fut presque
immédiate ; les taux d’intérêt grimpèrent encore et, en France, le
crédit à la consommation comme celui au logement augmentèrent à
nouveau de près de deux points.
En vieille copine, Marylise Lebranchu ne prit pas de gants pour
expliquer la situation à la Présidente :
– Nos banquiers sont complètement irresponsables ! éclata-t-elle.
Pour plus de la moitié des ménages français, l’essentiel du
patrimoine est constitué par la résidence principale et parfois par
un appartement qu’ils ont acheté pour le louer et se faire un
complément de retraite. Si les banques augmentent encore les
taux d’intérêt, elles vont nous flinguer le marché immobilier et
provoquer un effondrement des prix. Ce sera la panique chez les
petits épargnants. Il faut absolument éviter ça !
– Et qu’est-ce que je peux faire ?
– Il faut mettre les banquiers au pas d’une façon ou d’une autre. Et
il faut rassurer les Français sur leurs revenus dans l’avenir, éviter
la panique. Il faut leur montrer que tu tiens la barre.
Le surlendemain, un communiqué de presse de Matignon informait
les Français que, dès la rentrée, le Premier ministre convoquerait
l’ensemble des partenaires sociaux pour « un Grenelle des retraites et de la
sécurité sociale ». L’annonce, tombant de manière inattendue en plein
milieu de l’été, fut reçue avec inquiétude.
Le 26 juillet, lendemain de la Saint-Jacques, Paris-Match consacra
sa couverture à « Jacques Chirac, un retraité comme les autres ». Souriant et
bronzé, en polo Lacoste, bermuda et sandales, l’ancien président y
était photographié panier à la main en train d’acheter des légumes sur
un marché provençal. Dans une interview de quatre pages, il
confirmait sa bonne forme, évoquait se vie de famille et portait
quelques appréciations sur l’état du pays. Etat, selon lui, plus
qu’alarmant. La France, affirmait-il, « allait très mal ». Jacques Chirac
concluait ses propos en appelant les Français à l’unité et à un effort de
redressement national pour lequel il fallait mobiliser « toutes les ressources
et toutes les armes dont la France pourrait disposer en tant qu’état souverain ». A
l’UMP, on ne fut pas long à décrypter le message. « Le Grand a
complètement perdu les pédales, commenta Jean-François Copé à son
premier cercle. Voilà qu’il appelle à sortir de l’euro, maintenant ! Si on ne le
retient pas, il va finir chez les Le Pen ».
Chez les Le Pen, en attendant, on se tenait tranquille. La victoire
écrasante des Législatives, il faut bien le dire, avait un peu pris de
court un parti qui tenait davantage de la grosse PME réactive que de
l’administration bien rodée. Il avait fallu recruter en catastrophe des
attachés parlementaires, répartir les rôles en gérant les inimitiés
personnelles et les querelles d’ego, équilibrer les divers courants sans
provoquer de remous meurtriers, trouver des lots de consolation à
ceux qui avaient frôlé la victoire sans parvenir à la saisir… Dans son
bureau de Nanterre, Marine Le Pen passait des heures à recevoir les
mécontents, à faire des promesses, à calmer des rancoeurs et à tenter
de canaliser un père qui s’obstinait encore à vouloir tout régenter.
Bref, elle était largement trop prise pour se payer encore le luxe de
lancer le commentaire ou la phrase qui auraient fait parler d’elle.
Jusqu’à ce que se produisent les émeutes.

*

Tout commença par un vacarme. Le samedi 4 août, en début de
soirée, un résidant de la cité des Erables, à Neuilly-sur-Marne, appella
le commissariat pour se plaindre du bruit occasionné par un groupe de
jeunes. Cela, expliqua-t-il, durait depuis le milieu de l’après-midi :
quelques hommes se livraient à un rodéo de motos et de quads dans la
rue qui bordait l’immeuble, faisant pétarader les pots d’échappement,
poussant les engins à des vitesses excessives et mettant en danger les
passants. Une ou deux tentatives de conciliation s’étaient achevées par
des quolibets ou des menaces. L’homme demandait une intervention
rapide car, ajoutait-il, l’agacement montait parmi les habitants et on
s’acheminait vers une bagarre. Pour les policiers, un appel de routine.
Une voiture fut envoyée, avec instruction de calmer le jeu mais « sans
en rajouter ». Il faisait chaud, les gamins étaient désoeuvrés et depuis
quelques jours le ton montait facilement.
Que se passa-t-il ? Beaucoup plus tard, certains parlèrent de
brutalités, de contrôle musclé, de ton méprisant… D’autres
affirmèrent que les policiers avaient fait montre d’une grande patience
devant les provocations de deux ou trois excités. Toujours est-il que le
contrôle s’acheva par un échange de coups et une interpellation. Un
jeune homme menotté fut ramené au commissariat. Une heure plus
tard, un groupe d’une cinquantaine de personnes, certains casqués et
armés de barres de fer ou de battes de base-ball, se massait devant la
porte, hurlant et menaçant, réclamant la libération de leur copain.
Deux heures plus tard, à la nuit tombante, le groupe était devenu
foule, les grilles de protection avaient été baissées, le caillassage battait
son plein et trois voitures flambaient aux abords du commissariat.
Dans le clair-obscur, à la lueur rougeoyante des incendies, l’agitation
des silhouettes en sweat-shirts et cagoules composait un spectacle
angoissant et superbe que le caméraman de FR3 sut filmer avec
beaucoup de talent. L’une des voitures qui brûlaient, soudain, laissa
échapper le hurlement crispant de son klaxon. Cet arrière-plan
sonore, tandis que les émeutiers jetaient briques et boulons sur les
voitures de police arrivées en renfort, ajoutait à la scène une
dimension dramatique particulièrement bien venue. On aurait cru la
violence chorégraphiée d’un film de John Woo.
Vers minuit, l’émeute s’était répandue dans toute la ville. Des
voitures brûlaient dans la plupart des rues avoisinant la cité, des
vitrines étaient brisées, des magasins pillés ou incendiés. De petites
bandes armées et casquées avaient déferlé dans le centre, ravageant
cafés et commerces. Les habitants s’étaient calfeutrés chez eux, la
police était dépassée, les rues appartenaient aux pillards. Cela dura
jusqu’aux premières heures de la matinée.
Radios et JT du lendemain ouvrirent évidemment sur les
événements de la nuit. Une équipe filma les rues saccagées et les CRS
qui prenaient position en divers endroits de la ville, mais surtout les
images spectrales de la veille furent diffusées sur toutes les chaînes. Se
souvenant de l’automne 2005, le préfet avait diffusé l’ordre à
l’ensemble des commissariats du département de se tenir prêt à toute
éventualité. De leur côté, les émeutiers ou ceux qui rêvaient de les
imiter s’activaient également, se donnant rendez-vous et mots d’ordre
par voie de portable ou de réseaux sociaux. La nuit du dimanche fut
d’un calme trompeur. Le lundi soir, ce fut l’explosion. Dans la nuit
tombante, avec un synchronisme presque parfait, les émeutes
éclatèrent à Clichy-sous-Bois, à Aulnay, à Bondy, à Sevran, à Bobigny,
au Blanc-Mesnil, à Montreuil, à Garges-lès-Gonesse, à Nanterre, à
Mantes-la-Jolie, au Ulis, à Evry… Partout, le mode opératoire était le
même : des petites bandes très mobiles investissaient un quartier, y
enflammaient des véhicules, y brisaient des devantures, des vitrines et
du mobilier urbain, mettaient le feu à des magasins à coup de cocktails
Molotov puis filaient vers un autre quartier. Une équipe de TF1 fut
prise à partie, frappée et la caméra fracassée à coups de barre de fer.
Le centre commercial d’Athis-Mons fut envahi par une cinquantaine
de vandales, ravagé et brûlé. Les camions de pompiers se heurtaient à
des barrages de rue composés de conteneurs en flammes, de débris
d’abribus, d’arbres en pot ou de voitures renversées en travers de la
voie. Les bus et les véhicules de police étaient caillassés. Les
témoignages policiers soulignèrent la brutalité et la détermination des
émeutiers. Plusieurs parlèrent de tirs à balles réelles, en particulier
dans les batailles rangées qui se produisirent à Sevran, aux Mureaux, à
Clichy et à Bobigny autour de ce qu’il fallut bien appeler des
barricades. Leur incrédulité, leur peur étaient palpables.
Le mercredi matin, alors que les arrestations se comptaient par
dizaines, les forces de l’ordre durent admettre que plusieurs cités et
quartiers d’Ile-de-France, isolés par de véritables remparts,
échappaient réellement au contrôle de l’Etat. Suite à un sabotage des
lignes électriques, le trafic des RER vers certaines gares était
interrompu. Cette fois, on n’était plus dans un film de John Woo mais
plutôt chez John Carpenter, quelque part entre Assaut et New York
1997.

Le maire de Sevran, Stéphane Gatignon, apparut au 13 heures
de TF1 pour dénoncer une « situation insurectionnelle » et réclamer le
recours aux forces armées. Sur France 2, Marine Le Pen lui fit écho en
fustigeant « l’instauration de zones de non-droit et la déclaration d’une véritable
guerre civile par des bandes organisées prêtes à tout pour faire valoir leur loi ».
L’UMP, qui n’osait plus parler d’insécurité depuis sa défaite électorale,
restait silencieuse. Revenu en hâte de ses vacances à Bizerte, Bertrand
Delanoë tint une réunion de crise avec Henri Emmanuelli, ministre de
l’Intérieur, et les principaux responsables de la police nationale.
– Mais, s’énerva le Premier ministre, ce que vous me décrivez, ce
sont de véritables camps retranchés ! C’est inadmissible ! Nous
n’allons quand même pas laisser quelques centaines de gamins
dicter leur loi à la république !
Autour de la table, il y eut des regards gênés, des toussotements. Puis
le directeur général de la police nationale prit la parole.
– Monsieur le Premier ministre, la situation est très difficile…
– Allons donc ! Vous n’allez pas me dire que les CRS ne sont pas
capables de remettre ces gamins au pas !
Le directeur des CRS intervint à son tour.
– Monsieur le Premier ministre, ce n’est pas si facile. Pardonnezmoi,
mais vous n’avez aucune idée de ce qu’est un combat de
rue, surtout si l’adversaire peut tirer à balles réelles. Ces gamins,
comme vous dites, sont armés et résolus. Et ils ont une
supériorité énorme sur mes hommes : ils connaissent le terrain
comme leur poche. Ils sont chez eux, vous comprenez. C’est leur
territoire…
Le jeudi soir, débordant l’Ile-de-France, l’insurrection avait
gagné Marseille, l’agglomération lilloise, Besançon, Rennes et
Toulouse. De véritables enclaves s’étaient créées, marquées par le
vandalisme, le pillage et la haine de tout ce qui symbolisait l’autorité
ou l’Etat. De leurs lieux de vacances, les Français suivaient avec
ahurissement la chronique au jour le jour d’une insurrection
frénétique, sans but et sans revendications. Le vendredi midi, Bertrand
Delanoë prononça un discours transmis sur l’ensemble des chaînes de
télévision et retranscrit intégralement sur une page Facebook créée
pour la circonstance. D’un ton résolu, il dénonça « les agissements
destructeurs d’une minorité de Français égarés ou désespérés » avant d’affirmer
que « les troubles et les violences ne seraient pas tolérés », que « la priorité était au
rétablissement de l’ordre public dans le respect de la tradition républicaine » mais
que pour autant « ces mouvements traduisaient un désarroi et une peur de l’avenir
qui méritaient d’être entendus et pris en compte afin d’assurer à chacun sa juste
place dans la collectivité nationale ». L’ensemble de la classe politique salua
un propos à la fois ferme et compréhensif. François Bayrou, par un
communiqué de presse, fit connaître qu’il avait écouté le discours du
Premier ministre « avec approbation ». Le soir même, de nouvelles
batailles rangées éclataient dans les Hauts-de-Seine, les Yvelines,
l’Essonne, le Doubs et le Pas-de-Calais.
Le samedi, l’Association des maires de France publiait un
communiqué pour « exprimer sa très grande préoccupation » devant la
situation et demander « le rétablissement dans les meilleurs délais de l’ordre et
de la légalité républicaine ». Le même jour, le Front national organisa une
conférence de presse au cours de laquelle Marine Le Pen dénonça
« une pure et simple situation de guerre » et réclama que l’Etat « fasse preuve de
volonté dans les décisions et de fermeté dans leur application » avant de critiquer
sévèrement une Martine Aubry « dont les Français n’avaient plus la moindre
nouvelle depuis plus d’une semaine ».
Il faut dire que, depuis fin juillet, la Présidente consacrait
pratiquement tout son temps à la sauvegarde de l’euro. Après le
lâchage en règle de l’UE par la Grande-Bretagne, les échanges et les
rencontres entre Martine Aubry, Angela Merkel et Christine Lagarde
s’étaient multipliés. Signe des temps, c’est à trois femmes qu’il
appartenait de piloter les décisions qui permettraient aux économies
européennes de ne pas sombrer tout de suite. Ces trois-là
s’entendaient et se comprenaient plutôt bien, ne serait-ce que grâce à
une détestation commune et viscérale pour le cavaliere Berlusconi, mais
il faut bien admettre que leurs intérêts n’étaient pas toujours
convergents et que leurs marges de manoeuvre se révélaient
passablement réduites. Elles s’étaient mises d’accord pour contraindre
les compagnies de bancassurance à financer sur leurs gigantesques
bénéfices un fonds exceptionnel de soutien à l’euro. Restait à
convaincre les autres membres de l’UE d’adhérer à la démarche – et à
convaincre les marchés que la mesure serait suffisante. C’était loin
d’être gagné et l’affaire, en cette période estivale, requérait tous les
soins de Martine Aubry. Aussi la Présidente n’avait-elle peut-être pas
accordé à la situation intérieure française tout l’intérêt qu’il eût été
souhaitable. Lorsque, le jeudi soir, Bertrand Delanoë et Henri
Emmanuelli lui avaient exposé la situation, elle leur avait clairement
demandé de se débrouiller sans elle en fixant néanmoins une ligne
directrice : pas de dégâts, rien d’irrémédiable et pas question de
recourir à l’armée. C’est à la suite de cette entrevue que le Premier
ministre avait rédigé le discours prononcé le lendemain midi avec un
résultat quasi-nul.

A différentes reprises le général Schreiber, chef d’état-major de
l’armée de terre, et le général Tourdion, directeur général de la
gendarmerie nationale, avaient évoqué auprès de Jean-Marc Germain
l’idée d’une intervention militaire pour mettre fin aux émeutes. Le
secrétaire général de la Présidence s’y était opposé : aussi grave que
soient les affrontements, il s’agissait d’un conflit intérieur qui restait du
seul ressort de la police nationale. Pas question de faire intervenir
l’armée française contre des citoyens français : on n’était ni à
Fourmies, ni dans Le Cuirassé Potemkine ! Les généraux, en accord avec
le chef d’état-major des armées, avaient alors fait passer le message
vers Matignon et la Place Beauvau, de sorte que l’hypothèse avait été
évoquée – et repoussée – lors de la réunion entre le Premier ministre,
le ministre de l’Intérieur et la Présidente.

Le samedi, deux cent trente-quatre personnes avaient été
interpellées et mises en examen. On comptait vingt-et-une enclaves
tenues par les émeutiers, dont la moitié en Seine-Saint-Denis, et les
forces de l’ordre ne savaient tout simplement pas comment les
reconquérir. On s’acheminait vers une véritable guerre de siège. La
semaine s’acheva sur le statu quo. Dans leur camping, leur
appartement de location ou en séjour chez des proches, de nombreux
aoûtiens tremblaient à l’idée de trouver à leur retour de vacances un
logis saccagé ou brûlé. A Paris, des centaines de touristes annulèrent
précipitamment leur séjour pour fuir le pays. Roissy fut pris d’assaut
par des passagers affolés en partance pour les Etats-Unis ou le Japon.

*

Le coup d’état se fit très simplement.
Le samedi soir, de retour de Bruxelles, Martine Aubry avait
regagné ses appartements de l’Elysée pour achever la soirée en
compagnie de Jean-Louis Brochen. Le lendemain matin, en les
quittant pour se diriger vers son bureau, elle eut la surprise de trouver
dans l’antichambre le général Coëtlogon, commandant la place de
Paris, qui l’attendait à la tête d’un groupe d’une dizaine de gardes
républicains. A son entrée, les hommes se mirent au garde-à-vous. Le
général salua la Présidente et s’approcha d’elle avec toutes les marques
du respect.
– Madame le Président, je vais vous demander de bien vouloir
nous suivre.
– Vous plaisantez, général !
– Nullement, madame le Président. Je suis au regret de devoir vous
mettre aux arrêts. Le palais est sous notre contrôle, ainsi que
l’hôtel Matignon, Beauvau et les principaux ministères. Il n’y a
rien que vous puissiez faire, sinon nous suivre. Ne vous inquiétez
pas, votre résidence vous attend déjà.
La Présidente, partagée entre l’incrédulité et la rage, ne savait quelle
contenance adopter.
– Votre conduite est inqualifiable, général. Je vous ordonne de
vous reprendre.
– Je crois que vous ne comprenez pas bien la situation, madame le
Président.
Sur un geste du général, les gardes entourèrent une Martine Aubry au
visage blême. Guidées par l’officier, la Présidente et son escorte se
dirigèrent vers la cour d’honneur. Le palais était désert, hormis de loin
en loin un garde républicain en uniforme et le fusil au pied qui, à
l’approche du groupe, présentait impeccablement les armes. Dans les
couloirs vides aux moulures dorées où l’on n’entendait que le bruit
rythmé des pas, la scène avait quelque chose de fantomatique. Dans la
cour, quelques gardes républicains armés de fusil semblaient surveiller
les entrées. Garée devant le perron, une C6 noire attendait. Derrière
elle, il y avait un fourgon bleu aux vitres grillagées, vide. Près de la
voiture, un colonel de gendarmerie se mit au garde-à-vous à l’arrivée
de l’escorte présidentielle, salua, ouvrit la portière arrière. Le général
s’approcha de Martine Aubry.
– Madame le Président, si vous voulez bien monter.
La Présidente commençait à prendre conscience de la situation.
Jusque là, envahie par la colère et l’ahurissement, elle avait été
incapable de complètement réaliser ce qui lui arrivait ni de ressentir de
la peur.
– Que va-t-il arriver, maintenant, général ?
– Vous allez être emmenée à Villacoublay et, de là, au fort de
Brégançon où vous serez assignée à résidence. Vous n’avez rien
à craindre, je vous l’ai dit.
– Qu’est devenu le Premier ministre ?
– Il doit être en route vers la Lanterne, où il sera lui aussi placé en
résidence surveillée.
– Vous êtes fou, général. Tout ceci va vous coûte très cher.
– La situation exige des mesures d’exception, madame le
Président. Je vous prie respectueusement de bien vouloir monter.
Martine Aubry comprit qu’elle ne pouvait qu’obéir. Elle s’installa sur
le siège arrière. Le colonel ferma la portière. L’un des gardes fit le tour
de la voiture, ouvrit la portière avant, s’installa au volant. Les autres
montèrent dans le fourgon qui stationnait derrière la C6. Le colonel
vint s’asseoir à côté de sa prisonnière.
Le général salua.
– Je vous souhaite un bon vol, madame le Président.
Excédée, Martine Aubry tenta d’avoir le dernier mot.
– « Madame la Présidente », je vous prie, général !
– Je suis au regret, madame le Président : il n’appartient pas à
l’exécutif de régenter la grammaire.
La C6 démarra, roula jusqu’à la sortie et disparut, imitée par le
fourgon bleu nuit. Le général suivit des yeux les véhicules. Puis, il
sortit un portable de sa poche et composa un numéro.
A midi pile, ce dimanche 12 août 2012, les émissions de télé
comme de radio furent interrompues par les accents de La Marseillaise.
Sur les écrans de télévision un plan fixe révéla, sur un fond grisâtre,
une longue table couverte d’une nappe verte derrière laquelle
apparaissaient une douzaine d’hommes à la mine sévère, vêtus
d’uniformes bleus ou beiges qu’éclairaient des boutons et des étoiles
argentés ou dorés et les rubans rouges, jaunes ou verts de nombreuses
décorations. Derrière eux, on apercevait un drapeau tricolore, deux
plantes vertes et, posé sur un balustre, un buste de Marianne. Puis la
caméra zooma sur l’homme en tenue jaspée qui occupait la place
centrale et devant lequel était posé un bouquet de micros. Le visage
rond aux cheveux ras, le nez de boxeur et les yeux sombres donnaient
une impression de détermination tranquille. Pour la très grande
majorité des spectateurs, c’était un parfait inconnu. Seuls quelques
dizaines d’initiés identifièrent le général Alain de Boisguibert, chef
d’état-major des armées. Après un instant de silence solennel,
l’homme prit la parole. Sa voix, un peu trop haut perchée, créait un
contraste étrange avec la gravité de la scène.
– Françaises, Français, mes chers compatriotes… En ces heures
terribles où l’intégrité de notre pays est mise en cause, devant
l’exceptionnelle gravité de la crise que doit affronter la France et
constatant l’incapacité des pouvoirs publics institutionnels à y
répondre, votre armée s’est résolue à assumer l’ensemble des
responsabilités qui lui incombent. Déjà, au moment où je vous
parle, des mesures très fermes sont mises en oeuvre pour faire
cesser les insurrections qui isolent certaines de nos villes…
Suivait, en phrases brèves, une description de la situation. Un comité
de Sauvegarde nationale était constitué. Il comprenait le chef d’étatmajor
des armées, les chefs d’état-major de l’armée de terre, de la
marine, de l’aviation et de la gendarmerie ainsi que leurs majorsgénéraux
et le gouverneur militaire de Paris. Stations de radio et
chaînes de télévision étaient sous contrôle. Le chef de l’Etat, les
principaux membres du gouvernement et quelques leaders syndicaux
se trouvaient en résidence surveillée. Dans l’après-midi, le comité
rencontrerait les divers présidents de groupes parlementaires mais,
d’ores et déjà, il en appelait au sens de l’Etat des dirigeants politiques
pour appuyer son action ou, en tout cas, ne pas la contrarier par des
appels à la révolte qui ne feraient qu’ajouter au désordre ambiant.
L’heure était à l’unité et à la solidarité ; chacun devait le comprendre
et agir en conséquence. Puis la caméra zooma sur le visage impassible
de la Marianne de plâtre, tandis que La Marseillaise retentissait de
nouveau, laissant les spectateurs abasourdis.

Le général de Boisguibert n’avait pas menti. Dès le matin, au
moment même où Martine Aubry, Bertrand Delanoë ou Laurent
Fabius étaient arrêtés, plusieurs régiments d’infanterie avaient été
déplacés vers les principales zones d’émeute. C’étaient des régiments
d’excellence, habitués aux combats de rues et au maintien de l’ordre
par leurs interventions au Liban, en Côte-d’Ivoire ou en Afghanistan :
92e RI, 126e RI, 2e et 3e RIMA… appuyés par les sapeurs du 3e et du
13e régiment de Génie. Les instructions étaient de reprendre au plus
vite et par tous les moyens les quartiers tenus par les émeutiers, en
évitant les pertes autant que faire se pourrait mais en donnant priorité
à l’efficacité. Les commandants des régiments engagés dans l’affaire
étaient tous parfaitement conscients de l’enjeu : ils savaient que, aux
yeux des Français, la légitimité du coup d’état dépendrait de leur
réussite. Avant la fin de la soirée, les régiments avaient déjà pris
position autour des zones à reconquérir et sécurisé leurs abords.
L’après-midi qui suivit leur prestation télévisée, le général de
Boisguibert et ses compagnons reçurent l’un après l’autre les
présidents de groupe et les dirigeants des principaux partis politiques.
A tous, ils tinrent le même discours simple et empreint d’un certain
pragmatisme. La gestion des émeutes, expliquait le chef d’état-major,
était une affaire d’exécution que l’on pouvait considérer comme
réglée. Restait… tout le reste. Le pays était sous contrôle militaire,
l’heure n’était donc plus aux querelles politiciennes ni à la lutte pour
les places : il s’agissait maintenant de faire travailler ensemble tous les
talents et toutes les compétences dont le pays disposait, qu’ils soient de
droite, de gauche ou d’ailleurs. Concrètement, chaque parti politique
avait trois choses à faire. D’abord, établir sur une seule feuille de
papier recto-verso la liste des dix mesures pratiques qu’il lui paraissait
le plus urgent de mettre en oeuvre pour redresser la situation du pays.
La liste de ces mesures devait être absolument sincère et demeurerait,
pour chaque parti, strictement confidentielle. Ensuite, faire une liste
aussi objective que possible des quinze personnes les plus capables ou
les plus compétentes dont chacun des partis disposait dans ses rangs.
Enfin, proposer pour chacune de ces personnes les trois affectations
qui leur permettraient d’employer leurs talents de la façon la plus utile
pour la nation. Ces listes devaient être remises au comité de
Sauvegarde au plus tard le lendemain à minuit.

Au cours de ce même après-midi, plusieurs dizaines de députés
appelèrent les sièges de leurs divers partis ou les portables de leurs
responsables pour demander des instructions. Surpris par la nouvelle
sur leur lieu de vacances ou à leur domicile, redoutant de prendre la
moindre initiative, ils étaient à la recherche d’une ligne de conduite.
La consigne générale fut d’attendre et de ne pas bouger. Les dirigeants
du parti étaient en réunion avec les putchistes ; des directives seraient
données en temps utile ; en attendant, le mieux était de ne pas bouger
et, pour ceux qui étaient dans leurs circonscriptions, d’exhorter les
citoyens à conserver leur calme.

Le lendemain, aucun quotidien ne parut. Non qu’ils aient été
interdits – la Presse avait été laissée libre – mais en plein mois d’août,
un dimanche, les rédactions avaient été prises complètement à contrepied.
Il fallait réunir les comités éditoriaux, décider d’une ligne,
évaluer jusqu’où on pouvait aller dans le soutien ou dans l’opposition
aux nouveaux dirigeants du pays… A l’étranger, les réactions des
journaux furent unanimes pour dénoncer l’illégalité du coup d’état,
souligner l’aspect consensuel et unitaire du discours des militaires et
convenir qu’on ne pouvait guère prophétiser ce qui allait sortir de tout
ça. Les journalistes européens ignoraient que certains messages étaient
déjà passés : le dimanche après-midi, les généraux d’état-major
français avaient téléphoné à leurs homologues des principaux pays
d’Europe pour leur rappeler que l’affaire ne concernait que la
politique intérieure de la France et pour demander que les
gouvernements des pays amis veuillent bien se tenir tranquilles en
attendant d’être contactés par la voie diplomatique normale.

Evidemment, les militaires ainsi appelés avaient immédiatement rendu
compte à leurs ministres respectifs, de sorte que tous les
gouvernements voisins savaient pour l’heure à quoi s’en tenir.
Sur le front des émeutes, un appel à la reddition avait été adressé
aux insurgés. Certains, gavés de violence et de pillage, fatigués par une
semaine de tension, impressionnés par le déploiement de soldats en
armes, inquiets de la tournure que prenaient les choses, avaient cessé
la lutte et disparu dans l’anonymat. Mais plus d’une douzaine de
quartiers tentaient de maintenir la résistance. A Sevran, à Aulnay, à
Champigny, il y eut des affrontements violents : on compta six morts,
tous du côté des émeutiers, et plusieurs dizaines de blessés dont
quelques-uns parmi les militaires. A la rage des révoltés répondait le
savoir-faire technique de l’armée ; la disproportion des équipements et
de l’expérience était trop grande pour que l’affaire dure longtemps.
Les soldats se déplaçaient en groupes de dix voltigeurs répartis en cinq
binômes qui progressaient prudemment, fusil à la main, parmi les
magasins incendiés, les débris de verre, les poubelles renversées et les
carcasses de voitures calcinées. Le plus souvent, leur simple vue
suffisait à faire fuir les insurgés. Parfois, des tentatives d’embuscade,
des jets de briques et de boulons ou les coups de feu d’un homme isolé
provoquaient l’affrontement. Les soldats se postaient vivement à l’abri,
tentaient de fixer l’adversaire par des tirs à intervalles réguliers, puis
appelaient les renforts qui les aideraient à réduire la résistance ou à
faire battre en retraite les émeutiers embusqués. Sitôt une zone
reconnue tranquille, les hommes du génie arrivaient pour l’investir et
la sécuriser aux moyens de barbelés. Les habitants, entre terreur et
soulagement, assistaient aux opérations depuis les fenêtres de leurs
immeubles. Ensuite, un commandant de compagnie contactait les
résidants de la zone, en général par l’intermédiaire du gardien
d’immeuble ou des associations de quartier, pour organiser un
ravitaillement et régler les questions les plus urgentes. Enfin, les forces
de police venaient reprendre possession du terrain. Les prisonniers,
environ trois cents personnes, avaient été regroupés au Stade de
France – idéalement placé pour la circonstance – dans un campement
de fortune surveillé par les soldats du 152e RI. En deux semaines,
l’ensemble des quartiers insurgés était repris. La France des vacances
poussa un grand soupir de soulagement. Il y en avait pour des millions
d’euros de dégâts.

*

Dès le lendemain du coup d’état, les dirigeants des partis
politiques avaient remis au comité leur liste de personnalités
« compétentes » et celle des mesures à adopter. Les généraux virent
dans ce zèle la preuve que les politiciens, dans leur ensemble, étaient
décidés à jouer le jeu. De fait, la situation du pays était telle depuis des
années que, en privé, tous les dirigeants politiques s’accordaient à
reconnaître qu’ils ne savaient pas comment la résoudre, tant les
décisions à prendre leur semblaient électoralement suicidaires. Le
coup d’état, s’il était moralement et juridiquement blâmable, leur
offrait bel et bien la possibilité d’agir sans porter la responsabilité de
leurs actions, et de collaborer avec le camp d’en face sans se faire pour
autant accuser de trahison ou d’opportunisme. Finalement, si on
savait manoeuvrer, cette affaire-là pourrait bien présenter à moyen
terme plus d’avantages que d’inconvénients.

Les listes de mesures à prendre avaient été établies assez vite. En
revanche, tous les partis avaient eu du mal à dresser la liste de leurs
quinze meilleurs membres. Comme on l’imagine, sitôt passé le cap des
quatre ou cinq premiers indiscutables, les luttes d’ego et de clans
s’étaient déchaînées. Le temps étant compté, bagarres et combinaisons
avaient duré toute la nuit du dimanche et une bonne partie de la
journée du lundi dans tous les états-majors politiques depuis le FN
jusqu’au NPA. Car les militaires avaient poussé l’honnêteté – ou le
vice – jusqu’à consulter les partis d’extrême-gauche, qui n’avaient
d’ailleurs pas été les derniers à répondre. Seul Lutte Ouvrière avait
décliné l’invitation, préférant préparer sa rentrée dans la clandestinité.

De sorte que le mardi matin, le comité de Sauvegarde nationale
disposait d’une liste globale d’une centaine de personnes susceptibles
d’occuper efficacement les postes-clés du gouvernement. Seul le
MoDem faisait exception : malgré tous leurs efforts, les dirigeants du
parti centriste n’avaient pu convaincre François Bayrou de proposer
d’autres noms que le sien et celui de Marielle de Sarnez.
Une difficulté particulière se posait pour le Parti Socialiste dans
la mesure où beaucoup de ses meilleurs dirigeants, à commencer par
Martine Aubry ou Laurent Fabius, étaient pour l’heure sous les
verrous. Lorsque Jean-Christophe Cambadélis exposa le problème au
comité, il s’entendit répondre par le général de Boisguibert que les
mesures prises étaient exceptionnelles, n’avaient pas vocation à durer
« plus que le temps nécessaire » et que de ce fait rien n’empêchait telle ou
telle personne de surseoir momentanément à ses fonctions électives
pour occuper un poste particulier dans le gouvernement d’union
nationale. Lorsque le comité jugerait sa mission achevée, il rendrait les
clés du pays aux pouvoirs institutionnels, et ces personnes
retrouveraient alors l’ensemble de leurs prérogatives. De retour rue de
Solférino « Camba », qui en avait reçu l’autorisation, téléphona à
Martine Aubry pour lui expliquer les termes du marché. Il fallut deux
grands cognacs à la Présidente pour se remettre de son indignation et
peser le pour et le contre. Elle rappela Cambadélis pour l’avertir
qu’elle déclinait l’offre. Bertrand Delanoë et Laurent Fabius,
également contactés par le même Cambadélis, se résolurent tous deux
à une approbation pragmatique.

Dans la journée du mardi 14 août, avec un bel ensemble, les
diverses rédactions firent ce qu’elles font toujours lorsqu’elles ne savent
pas quoi écrire sur un sujet de politique intérieure : elles
commandèrent des sondages. Les résultats de ces diverses enquêtes
furent publiés le mercredi pour les quotidiens, le jeudi pour les
hebdomadaires. D’un institut à l’autre, les chiffres étaient globalement
les mêmes : 91% des Français se disaient surpris par le coup d’état,
68% en dénonçaient le principe, 88% trouvaient qu’il s’était effectué
« sans heurts », 84% affirmaient faire confiance à l’armée pour résoudre
la crise des banlieues, 61% avaient trouvé le discours télévisé
« rassurant » (contre 24% « inquiétant » et 15% d’indécis) et 97%
pensaient qu’il fallait attendre et voir. D’ailleurs, il restait deux
semaines de vacances.

Hasard ou opportunisme, l’opinion des principaux journalistes
rejoignait peu ou prou celle de la majorité des Français. Dans
Marianne, Jacques Julliard expliqua que la France n’était pas le Chili
mais plutôt le Portugal. Dans Le Point, Claude Imbert commenta les
sondages en citant La Fontaine : « De ce roi-ci contentez-vous, de
peur d’en rencontrer un pire », tandis que BHL se demandait quelle
politique les nouveaux dirigeants adopteraient à l’égard d’Israël.
Alexandre Adler déclara « qu’il donnait trois mois au comité avant de décider
s’il optait pour l’exil ». François d’Orcival, dans Valeurs actuelles, pubia un
éditorial intitulé « Confiance ! » dans lequel il saluait le sens des
responsabilités d’une Grande muette soudainement sortie de son
silence. Laurent Joffrin, dans Le Nouvel Obs, se demanda sur deux
colonnes s’il fallait « résister » avant de conclure que non. Libération
resta relativement factuel en publiant les biographies des généraux
putschistes et Charlie-Hebdo mit en couverture un dessin de Charb
affirmant que « ce serait chaque jour le 14 juillet ». Enfin Etienne
Mougeotte, dans Le Figaro, expliqua que l’état de délabrement moral et
politique du pays avait rendu « indispensables, sinon souhaitables » des
événements dans lesquels il voyait « l’un de ces sursauts salvateurs dont la
France avait su faire montre tout au long de son histoire ». En somme, rien de
bien surprenant.

Le mercredi 15, le comité de Sauvegarde nationale se réunit à
huis-clos pour étudier les listes remises par les divers partis et définir sa
ligne de conduite. En ce jour de total farniente, des soldats en armes et
des véhicules militaires patrouillaient dans quelques endroits-clés de la
capitale et des grandes villes, mais dans l’ensemble l’agitation
touristique ne semblait particulièrement troublée, ni par le putsch, ni
par les opérations de pacification en cours dans les banlieues proches.
Les émeutes n’avaient pas atteint Paris et, la première émotion passée,
le commerce avait repris comme d’habitude. Il y avait eu deux sortes
de touristes : ceux qui avaient pris peur et étaient partis tout de suite,
les autres qui étaient restés et s’en trouvaient bien. On évitait juste de
prendre le RER, au cas où, malgré les patrouilles armées qui
arpentaient les stations Châtelet, Nation ou Gare de Lyon

Le jeudi 16, en cours de journée, il y eut des appels
téléphoniques, des tractations, des convocations et des rencontres. Et
le soir, par une nouvelle allocution diffusée simultanément sur toutes
les chaînes généralistes, le général Guelfes de Combier, major-général
des armées et présentement secrétaire général du comité de
Sauvegarde, informait les Français de la composition du
gouvernement d’union nationale.

Bertrand Delanoë restait Premier ministre. Le maire de Paris
avait obtenu un consensus général, tant sa bonhommie et son efficacité
affectueuse étaient appréciées de tous. De plus, cette décision
permettait au comité de rester autant que faire se pouvait dans les
apparences d’une certaine légalité. Laurent Fabius, l’ancien Premier
ministre de la rigueur mitterrandienne, prenait les Finances en main
avec Valérie Pécresse comme ministre du Budget. Alain Juppé prenait
la responsabilité des Affaires étrangères, avec Pierre Moscovici et
Nicolas Dupont-Aignan pour le seconder sur les questions
européennes. Jean-Pierre Chevènement devenait ministre de
l’Education. Marine Le Pen était nommée à la Famille, avec rang de
ministre. Benoît Hamon conservait les Affaires sociales, tandis que le
ministère de l’Industrie revenait à Jean-Luc Mélenchon et le
secrétariat d’Etat aux PME à Alain Madelin. Jean-Vincent Placé
restait aux Transports. Le ministère de la Justice était octroyé à
l’avocat Jean-François Copé. Corinne Lepage se voyait confier un
ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. François Hollande
veillerait sur la Fonction publique et Ségolène Royal, forte de son
expérience poitevine, sur l’Aménagement du territoire. Xavier
Bertrand, l’ancien assureur, aurait la charge d’un nouveau ministère
consacré aux Professions libérales et au secteur tertiaire. Enfin, le
directeur général de la gendarmerie, Edouard Tourdion, prenait le
portefeuille de l’Intérieur et le chef d’état-major de l’armée de terre, le
général Schreiber, celui de la Défense. La Culture était confiée à Anne
Sinclair.

Le lendemain de cette annonce, François Bayrou publia un
communiqué de presse pour faire savoir que « conscient de ses
responsabilités devant la France et devant l’Histoire, il accepterait de tenir toute sa
place dans un gouvernement de reconstruction nationale ». Il n’y fut pas donné
suite.

Exceptionnellement, le conseil des ministres se tint le vendredi. Il
était présidé par le général de Boisguibert. Les généraux Tourdion et
Schreiber y participaient en leur qualité de ministres tandis que le
général Cassaux et l’amiral Geoffroy de Barzach, chefs d’état-major
de l’aviation et de la marine et membres du comité de Sauvegarde, y
assistaient en tant qu’observateurs muets. Les divers ministres
échangeaient des regards avec un léger sentiment d’irréalité. Tous ou
presque connaissaient le décor du salon Murat et le rituel du conseil,
mais il ne leur était jamais arrivé d’y siéger en même temps que leurs
rivaux de l’autre camp. L’atmosphère leur paraissait étrange, à la fois
familière et complètement nouvelle.

Le conseil fut long. Le général de Boisguibert donna d’abord la
parole à Bertrand Delanoë, qui insista sur la nécessaire solidarité qui
devait inspirer le gouvernement et exhorta au rassemblement sans
arrières-pensées de toutes les compétences. Puis vint un exposé du
général Tourdion sur l’état très satisfaisant de la reconquête des zones
d’émeute, sur le nombre des morts et blessés et sur le devenir des
prisonniers. L’affaire, précisa-t-il, était en bonne voie de règlement
mais laisserait sûrement des traces durables dans l’opinion et risquait
de créer un fossé entre les populations des quartiers frappés et le reste
du pays. Il suggérait que l’armée s’implique dans la reconstruction des
zones reconquises et profite de cette opportunité pour lancer une
campagne de recrutement en direction des jeunes de banlieue. Après
tout, concluait-il, cette démonstration de force et d’efficacité au
combat avait auréolé les forces armées d’un réel prestige, y compris
aux yeux des jeunes qui avaient été aux premières loges pour en juger.
Le général de Boisguibert prit ensuite la parole pour détailler
l’ensemble des mesures qui formeraient la feuille de route du nouveau
gouvernement. C’était une synthèse des propositions émises par les
divers partis ; synthèse d’autant plus facile, souligna le général, que
beaucoup des mesures en question s’étaient retrouvées sur plusieurs
des listes remises par des partis de droite comme de gauche. Une fois
exposé le programme, le général fit un tour de table pour s’assurer que
chacun des ministres approuvait effectivement les directives données et
en admettait sincèrement le bien-fondé. Il fallait au comité, précisa-til,
la certitude d’une collaboration pleine et entière. Elle lui fut
réaffirmée, la main sur le coeur, par chacun des participants. Le
conseil s’acheva par la consigne d’une confidentialité totale sur ce qui
venait de se dire. Là encore, le général fut obéi. Les nombreux
journalistes massés dans la cour de l’Elysée n’eurent droit à aucun
commentaire, si ce n’est une remarque de Jean-Pierre Chevènement
leur affirmant que « tout bien considéré, ces militaires étaient fort civils ».
Au cours des jours suivants, Alain Juppé rencontra ou contacta
par téléphone certains de ses homologues européens. Il avait pour
consigne de préparer les esprits à la plus spectaculaire des mesures
décidées par le comité de Sauvegarde national.

Dans la soirée du jeudi 23 août, alors que la plupart des
vacanciers commençaient leurs valises, le général de Boisguibert
apparut pour la troisième fois en douze jours sur les écrans de
télévision. Le rituel fut le même qu’à sa première apparition : accents
de La Marseillaise, comité au grand complet et en uniforme rangé
derrière une longue table, décor de drapeau tricolore et de Marianne,
puis zoom sur le chef des putschistes. Seule différence : cette fois, tous
les spectateurs connaissaient son visage et son nom.
– Françaises, Français, mes chers compatriotes… Moins de deux
semaines après sa prise de responsabilité nationale, votre armée
vient vous rendre compte de son action. En premier lieu, sachez
que la grave crise insurectionnelle qui a frappé certaines de nos
villes est désormais résolue. Avec un nombre limité de pertes, les
forces engagées pour le maintien de l’ordre ont reconquis les
quartiers insurgés, ont capturé les émeutiers et les ont remis à la
Justice. D’ores et déjà, avec l’appui de régiments spécialisés, des
travaux de déblaiement ont été entrepris, ainsi que la prise en
charge et le ravitaillement des populations civiles mises à mal par
ces émeutes.

L’orateur s’arrêta un moment, fixant la caméra de ses yeux sombres et
déterminés. Il fallait laisser à l’information le temps de bien pénétrer
les esprits.
– Mais il reste beaucoup à faire. Vous le savez, un gouvernement
d’union nationale a été créé, composé d’hommes et de femmes
aux compétences reconnues, issus de tous les bords politiques et
décidés à travailler ensemble au relèvement de notre pays. Ce
gouvernement a décidé de prendre dans les prochaines semaines
un certain nombre de mesures, dont je vais à présent vous
informer…

Nouveau silence. Le général de Boisguibert, qui avait lui-même rédigé
son texte, possédait décidément le sens du tempo.
– En premier lieu, à la date du 1er janvier 2013, la France
abandonnera l’euro et reviendra au franc, avec une parité de un
pour un. La banque de France retrouvera l’ensemble de ses
prérogatives en matière d’émission et de gestion de notre
monnaie nationale. En second lieu, votre gouvernement décrète
un moratoire de cinq ans sur le paiement du service de la dette.
Cela signifie que, dans les cinq années qui viennent, la France va
suspendre le paiement du remboursement de ses emprunts.
Cette mesure va permettre d’économiser chaque année cent
vingt milliards d’euros, qui seront affectés à des investissements
dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la recherche et de
la justice. En troisième lieu, le système bancaire français est
nationalisé en vue de la création d’un service public du crédit.
Les actionnaires possédant moins de 0,8% du capital des
banques seront payés sur base de la valeur moyenne de l’action
au cours des six derniers mois. Les autres actionnaires seront
payés en obligations d’Etat remboursables d’ici cinq ans. En
quatrième lieu, une taxe de 15% est instaurée pour l’importation
sur le territoire français de produits alimentaires, automobiles,
textiles et électroniques, y compris en provenance des pays de
l’Union européenne. En cinquième lieu, un fonds national d’aide
à l’accession au logement va être créé, pour permettre aux
familles de devenir propriétaires de leur habitation. En sixième
lieu, un impôt exceptionnel de 4% est instauré sur les bénéfices
des entreprises du CAC 40, ainsi qu’une taxe de solidarité de 4%
sur les patrimoines supérieurs à deux millions d’euros hors
résidence principale. En septième lieu enfin, le RSA, le SMIC et
les allocations familiales sont augmentés de 20% à partir du 1er
octobre 2012, l’augmentation du SMIC étant compensée par
une baisse de l’impôt sur les bénéfices pour les entreprises de
moins de cinq cents salariés.

Un nouveau silence ponctua cette rafale d’informations. Devant leurs
télés, les Français étaient ahuris. Tous ne saisissaient pas la portée de
ce qu’ils entendaient, mais chacun sentait qu’il se passait là quelque
chose d’exceptionnel.
– Françaises, Français, mes chers compatriotes, telles sont les
premières mesures décidées par votre gouvernement. D’autres
viendront les compléter prochainement, dont vous serez
informés comme vous devez l’être. Dès la rentrée parlementaire,
ces mesures seront présentées au Parlement qui, nous n’en
doutons pas, leur donnera son approbation par un vote
majoritaire. Des heures difficiles nous attendent. Sans doute
allons-nous devoir affronter l’hostilité et la réprobation des autres
puissances économiques. Mais nous saurons faire face aux
difficultés. Souvenez-vous que la France est forte de chacune et
chacun d’entre vous et que, rassemblés, nous pouvons faire des
prodiges. Vive la république, vive la France !

Les militaires alignés derrière la table se mirent alors au garde-à-vous
tandis que l’hymne national retentissait une nouvelle fois. Puis l’image
fut remplacée par la photo d’un drapeau tricolore.
Le drapeau fut suivi, sur toutes les chaînes, des mêmes images.
Dans un studio sans logo, installé derrière un pupitre blanc, Bertrand
Delanoë faisait face à David Pujadas, Arlette Chabot et Laurence
Ferrari. Une interview en bonne et due forme, à laquelle le Premier
ministre se soumit avec son habituel mélange d’application et de
bonhomie. Non, il n’avait pas longtemps hésité avant d’accepter de
diriger le gouvernement mis en place par le comité de Sauvegarde :
l’urgence était de tirer le pays de ses difficultés. Oui, il approuvait
l’ensemble des mesures qui venaient d’être annoncées, y compris
l’abandon de l’euro et les mesures protectionnistes. Oui, il avait
conscience que la France rompait ainsi différents accords
internationaux, mais la France était souveraine et libre de disposer de
son avenir comme elle l’entendait. Oui, il savait que la note « AAA »
de la France allait être fortement dégradée mais cela n’avait guère
d’importance à court terme puisqu’il n’était plus question d’emprunter
sur les marchés internationaux. Oui, il savait que le franc risquait de se
dévaluer et d’accroître ainsi le prix du pétrole, mais l’Etat prenait
l’engagement de baisser alors les taxes pétrolières afin que les prix à la
pompe demeurent les mêmes. Sur l’emploi des cent vingt milliards
d’euros dégagés par le moratoire, Bertrand Delanoë précisa qu’ils
seraient consacrés en priorité à la rénovation des établissements
scolaires, à la formation des enseignants, à la construction de centres
d’apprentissage, au recrutement de nouveaux magistrats et à la
création de prisons. Il évoqua aussi l’ouverture de centres destinés aux
jeunes délinquants, qui seraient désormais séparés des récidivistes et
formés pour aller travailler le temps de leur peine, sous encadrement
militaire, sur des chantiers à vocation sociale ou dans des pays en voie
de développement.

– Et, intervint Laurence Ferrari, d’autres mesures sont à l’étude ?
– Oh, oui. Nous allons nous attaquer à la question des retraites et
des charges patronales. Par ailleurs, nous étudions la suppression
du cumul des mandats, ou en tout cas sa limitation. Et nous
envisageons de rayer le 8 mai et le jour de l’Ascension de la liste
des jours fériés, pour les remplacer par Roch-Hachana et par
l’Aïd-al-Adha qui deviendraient deux journées officiellement
chômées. Mais pour cela, nous devons consulter les
représentants des différents cultes concernés.
Laurence Ferrari fronça le nez.
– Pourquoi cela ?
– Eh bien, au nom de la laïcité, nous ne trouvons pas normal que
seules les fêtes chrétiennes soient chômées dans notre pays. C’est
l’héritage d’une tradition tout à fait respectable, mais nos
compatriotes juifs ou musulmans doivent pouvoir eux aussi
profiter pleinement de leur principale fête religieuse. Et comme
nous ne voulons pas multiplier les jours fériés, il faut bien en
enlever certains pour en rajouter d’autres… Ah, et puis, pendant
que j’y suis, notez aussi que nous allons construire trois mille
mosquées dans les différentes villes de France. Des mosquées
discrètes, sans minaret ni haut-parleurs extérieurs.
– Mais, fit Arlette Chabot, c’est contraire au principe de laïcité !
– Non. L’Etat va avancer l’argent, mais il sera remboursé. D’un
côté, nous allons augmenter d’un point et demi la TVA sur les
produits hallal pour financer les travaux. De l’autre, pendant un
certain temps, l’entrée de ces mosquées sera payante pour tous
les fidèles. Entre vingt et quarante centimes l’entrée ; ce n’est pas
encore décidé.
– Vous voulez faire payer l’entrée dans des lieux de culte ?
– Et pourquoi pas ? Les chrétiens font bien une quête pendant
leurs offices…
Le lendemain de l’allocution, la presse internationale se
déchaîna. En Allemagne, le Welt dénonçait un véritable coup de
poignard français. En Italie, la Stampa et le Corriere déploraient en
termes vifs que la France se retire ainsi de l’opération de sauvetage des
économies européennes. En Espagne, El Pais s’effarait de l’audace
française et se demandait si le voisin d’outre-Pyrénées survivrait
longtemps à son « splendide isolement militaro-économique ». A Londres, le
Times rendit compte du discours en termes distanciés, tandis que le Sun
félicitait les « froggies » d’avoir enfin compris, au bout de treize ans
seulement, ce que les citoyens britanniques avaient senti dès 1999.
Dans Le Monde, Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, oublia
définitivement ses convictions socialistes pour fustiger « cet intolérable
manquement aux règles les plus élémentaires de la concurrence internationale ».
Herman von Rompuy, le transparent président de l’UE, révéla que la
décision française « lui faisait beaucoup de peine ». Seul Newsweek joua les
iconoclastes en publiant sur sa couverture un fier coq gaulois
accompagné d’une légende provocante : « Et si les Français avaient
raison ? ».

*

Quatre mois plus tard, la fin du monde n’avait toujours pas eu
lieu. Les quartiers ravagés par les émeutes avaient été sinon rebâtis, du
moins nettoyés et remis en état avec le concours de l’armée et, sous
solide encadrement, celui des casseurs capturés lors des affrontements
et condamnés à des peines d’intérêt général. La rentrée des classes
s’était correctement passée, d’autant que des patrouilles militaires
arpentaient régulièrement de nombreux quartiers dits sensibles. Pour
le plus grand bonheur du maire de Sevran, les halls d’immeubles de
ses cités – comme d’ailleurs de nombreux autres – avaient été vidés de
leurs dealers. Cela n’avait pas été sans heurts, mais on constatait que
l’armée bénéficiait aux yeux des habitants d’un prestige que la police
avait malheureusement perdu et qui lui facilita considérablement la
tâche. Du reste, l’opération de recrutement lancée dans les zones
difficiles fut un réel succès.

L’annonce de l’abandon de l’euro par la France avait provoqué
une forte baisse de la monnaie européenne face au yen et au dollar.
Cela eut pour effet bénéfique de doper les exportations des pays de
l’union, de diminuer proportionnellement leur dette et de rendre
moins attractives les délocalisations vers les pays asiatiques. On
enregistra la commande ferme par American Airlines de douze A-340,
au détriment de Boeing. En revanche, la facture énergétique s’en
trouva augmentée, avec pour effet de rendre plus compétitives les
sources d’énergie alternatives et donc d’accroître les recherches et les
investissements les concernant. Anticipant le prochain retour au franc
et le renchérissement du pétrole qui s’ensuivrait sans doute, échaudés
par l’exemple japonais quant au risque nucléaire, EDF et Total se
lançèrent conjointement dans un programme massif de recherche sur
l’optimisation de l’énergie solaire et de la géothermie. De son côté, le
gouvernement tint sa promesse et diminua la TIPP pour éviter toute
augmentation des prix à la pompe.

Sous l’égide de Laurent Fabius, les plus grandes banques
françaises avaient été nationalisées et leurs activités d’affaires et de
dépôts avaient été séparées. Chacune avait reçu un objectifs précis en
termes de crédit consenti aux PME-PMI, dont le montant ne devait
pas représenter moins de 50% du montant total des crédits octroyés
aux entreprises. Et dans ces 50%, un tiers au moins devait concerner
des entreprises créées depuis moins de cinq ans. Les patrons des
banques, nommés par Bercy, avaient été clairement avertis qu’ils
joueraient leur place en priorité sur le respect de ce critère. Et c’est
ainsi qu’on avait pu assister au spectacle inhabituel de banquiers
démarchant des créateurs d’entreprises pour leur proposer de l’argent.
L’économie européenne résista plus que bien à la décision
française de moratoire sur le paiement de ses dettes. Après tout, il ne
s’agissait que d’un trou de cent vingt milliards d’euros par an, peu de
chose en comparaison des quatre mille milliards de dollars volatilisés
en trois semaines lors de la crise de 2008. Et puis, ce n’était pas de
l’argent disparu mais différé. Dès le lendemain de l’annonce, les
créances françaises se négociaient avec une très légère décote. Deux
jours plus tard, des produits de placement fondés sur les espérances de
croissance française à cinq ans et finement surnommés « French
litters » avaient fait leur apparition et s’échangeaient sur toutes les
places mondiales. Le choc avait été absorbé.
Anticipant l’augmentation des prix que provoqueraient le retour
au franc et l’instauration de la taxe à l’importation, de très nombreux
consommateurs s’étaient précipités pour acheter qui le iPad, qui
l’écran plat, qui l’ordinateur, qui le frigo californien fabriqués en
Chine ou en Asie du Sud-est. Le mois de novembre 2012 avait ainsi
été euphorique pour les détaillants de produits informatiques ou
électro-ménagers. En revanche, et contrairement aux prédictions des
Cassandres libérales, on ne constata aucune baisse particulière des
exportations françaises : parfums, sacs Vuitton, champagnes et
cognacs réalisèrent à l’étranger, en cette période de fêtes, leurs
volumes de vente habituels.

Les mesures de crédit obligatoire et le renchérissement annoncé
des importations avaient dynamisé les PME nationales, de sorte qu’on
constatait déjà une diminution du nombre des chômeurs. Cette
amélioration de l’emploi, jointe à l’augmentation des prestations
sociales, aux achats anticipés et à la période de Noël, boosta la
consommation et redonna confiance aux Français. Il semblait bien
qu’on était entrés dans une spirale vertueuse. Pour le reste, le fait
d’être sous la direction d’un comité militaire ne changeait pas grand
chose à la vie quotidienne et les citoyens s’en accommodaient sans
grand mal. Franchement, semblaient-ils dire, si on vivait sous la
trique, c’était une trique extrêmement supportable.

Il régnait d’ailleurs dans le pays une sorte de consensus étrange.
Une fois admis le coup de force, chacun semblait en avoir pris son
parti. L’assemblée nationale, désormais présidée par Jean-Marc
Ayrault, avait voté la confiance au nouveau gouvernement sans trop
s’interroger sur sa légitimité. Les leaders syndicaux, après leurs
entrevues avec Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon, avaient admis
la nécessité d’un climat social apaisé que la forte augmentation du
SMIC leur avait permis d’obtenir sans problème. La presse observait
une sorte de pacte de non-agression et s’il arrivait qu’un quotidien ou
un magazine ose une « Une » agressive ou trop ironique, les faibles
ventes lui faisaient rapidement comprendre que l’opinion publique
n’était pas à l’unisson. Du reste, les journalistes du Canard enchaîné
s’arrachaient les cheveux devant la complète absence d’échos
croustillants comme de mini-scandales. Il n’y avait aucune censure,
mais il y avait mieux : une certaine forme de gravité sereine.
L’audience des Guignols de l’info était en chute libre. La dérision, le
sarcasme, ne trouvaient plus preneur. On sentait comme une sorte
d’attente respectueuse ; peut-être même une forme d’espoir. On aurait
dit que le pays, collectivement, reprenait conscience de lui-même.

En somme, à trois semaines de la date fatidique qui
marquerait le retour au franc, les membres du comité de Sauvegarde
comme ceux du gouvernement avaient le sentiment que les choses se
présentaient au mieux. Il faut d’ailleurs souligner – même si les
membres du PS comme de l’UMP se seraient fait éplucher sur place
plutôt que de l’avouer – que cette mesure d’abandon de l’euro avait
figuré sur toutes, absolument toutes les listes de mesures que les divers
partis avaient soumis au comité le surlendemain du coup d’état. Les
travaux préparatoires avaient donc été menés avec une réelle bonne
volonté et une totale implication. La banque de France, bientôt
rétablie dans ses prérogatives, avait fait tourner ses presses pour
imprimer en quantités suffisantes les billets de cinq à cinq cents francs
qui, dès le 1er janvier, viendraient se substituer à la monnaie
européenne. Dans les bureaux de poste et les agences bancaires, on se
préparait avec un peu de fébrilité au prévisible afflux des clients
désireux de procéder à l’échange. La parité officielle serait, quoi qu’il
advienne, de un pour un pendant tout le mois de janvier et durant
cette période, la double circulation serait tolérée.

En conclusion du conseil des ministres du 5 décembre, le général
de Boisguibert exprima sa satisfaction pour le travail réalisé et sa
confiance quant aux résultats à venir. Puis il demanda au Premier
ministre de prévoir, pour le mois de février prochain, l’organisation
d’un référendum.

En fait, le 1er janvier 2013, les choses se passèrent très
calmement. Les Français avaient réveillonné la veille au soir, ils firent
pour beaucoup la grasse matinée et les employés de La Poste ou des
banques, installés derrière leurs guichets dès dix heures du matin, ne
virent arriver qu’un nombre raisonnable de clients. La vraie surprise
arriva le lendemain, lorsque les premières cotations s’établirent entre
le franc et l’euro : un euro s’échangeait à 0,971 franc.
Après un moment d’incrédulité, les économistes libéraux qui
prévoyaient l’inverse durent bien se rendre à l’évidence. D’un côté,
l’euro semblait durablement plombé par les crises italienne, espagnole,
irlandaise et grecque. De l’autre, la politique volontariste et le
protectionnisme autoritaire de la France laissaient entrevoir pour
l’Hexagone une croissance retrouvée et des performances
économiques supérieures à la moyenne de l’UE. De façon finalement
fort logique, les marchés avaient donc joué la France contre la zone
euro, ce qui se traduisait par un taux de change favorable à notre
monnaie nationale. Comme l’expliqua Elie Cohen avec son bon
sourire, lors du JT du lendemain, « le capitalisme n’a ni pudeur, ni états
d’âme : il n’hésite jamais à reconnaître ses erreurs et à prendre le profit là où il est ».
– Mais, demanda Claire Chazal, c’est plutôt une bonne ou une
mauvaise nouvelle ?
– C’est une bonne nouvelle. Cela signifie que les importations dont
nous ne pouvons pas nous passer, et qui sont payables en euros
ou en dollars, vont nous coûter moins cher. A commencer par le
pétrole, évidemment…
– D’accord. Mais par contre, nos exportations vont coûter plus
cher à nos voisins. Elles risquent de ralentir.
– Pas forcément. D’abord, le gouvernement mise surtout sur notre
demande intérieure. Avec les mesures protectionistes qui ont été
prises, nous avons recommencé à fabriquer ce que nous
consommons, et à consommer ce que nous fabriquons. Notre
économie dépend beaucoup moins de nos ventes à l’étranger que
de nos propres achats intérieurs. Quant à ce que nous exportons,
ce sont pour l’essentiel des produits irremplaçables, inimitables :
produits de luxe, produits du terroir, produits de haute
technologie à forte valeur ajoutée intellectuelle… Nous avons fait
le choix de la qualité, voire de l’excellence, et ce choix nous
protège. Je prendrai un seul exemple : malgré les mesures de
rétorsion du gouvernement américain à l’égard des produits
français, les ventes d’Evian continuent de se développer aux
Etats-Unis. Evian est toujours l’eau importée la plus vendue làbas.
Et idem au Japon. Voyez-vous, même en cas de hausse des
prix, la qualité trouve toujours preneur…
Un mois après le retour au franc, il était clair pour tous les
observateurs que, à court terme, le pari était gagné. Alors que
l’économie allemande montrait à son tour des signes d’essoufflement,
le taux de change sur les marchés internationaux restait
imperturbablement favorable à notre monnaie. Nos entreprises
restaient toutefois protégées par les taxes à l’importation, de sorte
qu’emploi et production affichaient de mois en mois des taux de
progression parallèles et encourageants. Suite aux incitations
gouvernementales, départements et communes avaient lancé des
programmes de construction de logements ; des programmes petits et
nombreux axés sur la construction de pavillons plutôt que de tours et
dont la réalisation, le plus souvent, était confiée à des PME locales.
Pour aider les familles à changer de logement lorsqu’elles
s’agrandissent, un système de « crédit-logement au nouveau-né » avait
été mis en place : qu’elle fût propriétaire ou locataire, toute famille
attendant une naissance pouvait emprunter à taux réduit une somme
correspondant à 20% de la valeur de son habitation du moment. Le
bâtiment allait et, comme chacun sait, quand le bâtiment va, tout va.
Dans ce contexte, le référendum ne fut pour ainsi dire qu’une
formalité. Début février, le général de Boisguibert avait annoncé dans
une brève allocution que les Français seraient sollicités le samedi 23,
soit quinze jours plus tard, pour donner leur avis sur la façon dont les
généraux avaient géré la situation. La question posée serait :
« Souhaitez-vous que le comité de Sauvegarde nationale poursuive
l’action qu’il a entreprise ? ». Dans son intervention, le général ne
donna aucune indication sur ce qui arriverait en cas de réponse
négative, se contentant de souligner que le comité avait à coeur d’agir
pour le bien du pays, et de vérifier que son action était comprise et
approuvée par le peuple souverain.
Le scrutin ne donna pas lieu à une campagne particulière.
Claude Imbert, dans Le Point, évoqua la citation évangélique selon
laquelle « un mauvais arbre ne saurait donner de bons fruits » pour en conclure
que si les fruits sont bons, l’arbre doit l’être aussi. Alexandre Adler fit
savoir qu’il avait choisi de ne pas s’exiler. André Comte-Sponville,
invité à C dans l’air, convoqua Platon, Machiavel, Kant, Max Weber et
Raymond Aron pour souligner qu’en politique la morale doit
s’apprécier à l’aune des résultats pratiques. Laurent Joffrin, dans Le
Nouvel Obs, expliqua sur trois colonnes qu’il ne donnerait pas de
consignes de vote à ses lecteurs. Jean Daniel, dans le même magazine,
appelait à l’abstention en expliquant qu’il n’y avait pas lieu de
répondre à une question portant sur sa légitimité posée par un
gouvernement évidemment illégitime. Jean-François Kahn, dans
Marianne, rappela que Bonaparte en 1802, Louis-Napoléon Bonaparte
en 1851 et De Gaulle en 1958 avaient tous trois, une fois le fait
accompli, recherché une onction plébiscitaire pour légitimer leur coup
de force et qu’ils l’avaient obtenue. Seule Martine Aubry, qui jouissait
dans sa résidence forcée de Brégançon d’une certaine liberté de
parole, publia dans Le Monde une tribune appelant à l’opposition au
comité et au rétablissement de l’Etat de droit. Mais à l’exception de
cette écume médiatique, le sujet ne fut guère débattu. Il semblait que
les citoyens gardaient sur leur vote et leur opinion une sorte de
discrétion pudique ou, peut-être, gênée.
Le 23 février, près de trente-sept millions de Français s’étaient
rendus aux urnes. A 20h, les résultats proclamés furent sans appel : le
« Oui » l’emportait par 64,31% des voix contre 13,56% de « Non » et
22,13% d’abstentions. Averti de sa victoire une demi-heure plus tôt, le
général de Boisguibert avait eu un petit sourire. Il savait bien que,
dans le fond, la France avait toujours aimé les militaires.

*********

Résumé

6 mai 2012. Après avoir battu François
Hollande aux primaires PS dans des conditions
quelque peu discutables, Martine Aubry est élue
Présidente de la République.
Mais très vite, les difficultés surgissent.
Economiques d’abord puis, de façon inattendue,
sociales. Des difficultés telles que le pays se retrouve
plongé dans le chaos.
La solution viendra de l’application d’une
vieille tradition française…
Derrière la farce apparente, un plaidoyer pour
une unité nationale et pour l’application sans
complexe de quelques mesures qui pourraient aider la
France à sortir de l’impasse.

4 commentaires »

  1. Bel exercice des possibles + ou – réalistes, le plus drôle c’est qu’aucunes de ces possibilité ne puissent se réaliser … et si par hasard une d’entre elles s’accomplissait, vous pourrez dire haut et fort : je vous l’avais bien dit !

    Commentaire par zelectron — 13-10-11 @ 5:45

  2. @ Zelectron :

    J’ai copié ici cet article (livre) de François Marty, parce que j’ai peur qu’on ne le fasse disparaitre. Comme l' »Insurrection qui vient » , le livre de Unabomber, le Livre vert de Kadhafi… Rue 89 qui devait le publier en feuilleton s’est ravisée… Je vais le mettre en meilleure forme avant de lui donner plus de visibilité.

    PJCA

    Commentaire par pierrejcallard — 13-10-11 @ 5:58

  3. Ce changement de méthode est une possibilité mais croyez-vous vraiment qu’il y a encore assez de militaires, aux postes-clé, qui envisageraient ce putsch ?. La gangrène est plus profonde et plus ancrée dans les esprits que vous croyez. Je pense que l’oligarchie actuelle médiatico-politique, persuadée que François HOLLANDE est le candidat-solution aux crises actuelles (de l’euro, des dettes souveraines et sociale) et nous le rabâchant sans cesse sur tous les médias (sur tous le supports) ne le tolérera pas et que les cons seront les plus nombreux. Et qu’en France, sous prétexte de démocratie, les plus nombreux gagnent toujours même si ce ne sont pas les meilleurs.
    Qu’en pensez-vous ?

    Commentaire par Mr SOUILLAT — 03-11-11 @ 9:10

  4. @ Mr Souillat

    En France, je ne sais pas. De toute façon, aux USA, là ou ça compte vraiment, le militaire est intégré au Systeme comme Eisenhower nous en avait prévenu et cette porte est fermée. On ne peut vraiment compter que sur une « guerre civile » au niveau du Systeme… qui conduira sans doute hélas à une vraie guerre civile où l’armée régulière, s’appuyant surtout sur des mercenaires, s’opposera aux « National Guards » animés d’une ou plusieurs ferveurs messianiques plus ou moins rationnelles… Il faut garder la curiosité, mais la distanciation d’un entomologiste, pour s’intéresser à l’évolution prévisible de la société

    Pjca

    Commentaire par pierrejcallard — 04-11-11 @ 9:36


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