Nouvelle Societe

09-08-09

Le Printemps de Libertad -5

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Chapitre 5

La nouvelle de l’attentat raté à la polyvalente Pierre-Dupuy suscita assez d’émoi pour que soit convoquée immédiatement pour le lendemain, à Ottawa, une réunion d’urgence de ce qu’on appelait encore le Comité du Non. Quand il en fut informé, Gérard fit la grimace:

— Primo, je n’ai pas le goût d’aller à Ottawa, dit-il à Consuelo; secundo, tout ceci sent l’improvisation et je suis sur que personne n’aura quoi que ce soit d’intelligent à dire. On me fait simplement perdre mon temps. Tertio, ce n’est pas habile de convoquer une réunion à Ottawa. La négociation a maintenant lieu entre les gouvernements de Québec et d’Ottawa, c’est vrai, mais nous savons tous que la guerre a encore lieu ici, dans les sondages. Il suffirait que les journalistes apprennent que cette réunion a lieu et qu’elle a lieu à Ottawa pour que nous perdions des points.

Consuelo ne répondit rien. Elle s’étira simplement un peu plus pour faire bomber davantage son chandail d’angora et sourit. Elle savait que Gérard ne lui parlait que pour entendre le son de sa propre voix. Il aurait été surpris — peut-être même un peumécontent — qu’elle lui répondit. Elle se contenta donc de noter qu’il n’y avait pas eu de blessés, ce qui laissait Libertad seule vraie victime des escarmouches actuelles. Un rôle qui avait sa valeur.

Elle écouta attentivement les nouvelles de 10 heures et en vint d’elle-même à la conclusion que toute l’affaire était un attrape-nigaud. Les journalistes québécois, mêmes les plus engagés du côté de la souveraineté, en arrivèrent à la même conclusion un peu plus tard, de sorte que la nouvelle, qui avait tout de même fait la manchette du téléjournal, ne se retrouva qu’en page 5 des quotidiens du lendemain. Gérard arriva donc à Ottawa de bien mauvaise humeur et sachant que les délibérations du Comité ne feraient rien pour le rasséréner.

— Ce pseudo attentat est de toute évidence un coup monté. Comme toutes ces histoires de drapeaux du Québec piétinés en pays orangiste. Monsieur Parizeau ferait n’importe quoi pour qu’on piétine le drapeau du Québec. Maintenant, ils mettent des bombes dans leurs propres écoles.

— Mais pourquoi les séparatistes seraient-ils tombés dans ce piège, alors que l’affaire Gomez s’est finalement soldée par un gain de popularité en leur faveur? Ils ne sont pas si bêtes!

— Alors, c’est que quelqu’un de notre côté est vraiment extrêmement bête.

— À moins que celui qui l’a fait ne soit un allié et qu’il n’attende un effet Gomez qui joue en notre faveur. Après tout, il n’y a pas eu de victimes…

— À moins que ce ne soit une astuce de leur part, pour prétendre que nous attendons l’effet Gomez…

À la différence du Comité du Oui, que Bayard à Québec contrôlait d’une main de fer, le Comité du Non, quel que soit l’endroit où il se réunisse, avait toujours été une foire d’empoigne.

— For Chrissake ! ,dit enfin l’un des participants, vous ne trouvez pas que c’est trop compliqué! Quelqu’un fait semblant… que quelqu’un fait semblant…, que quelqu’un fait semblant… aussi bien dire que l’on ne sait pas vraiment l’impact que produira l’incident. C’est maintenant pile ou face, ce qui veut dire que la violence n’a plus aucune utilité.

— Exactement, et c’est tant mieux, surenchérit un professeur que Gérard n’avait jamais vraiment pris le temps de connaître.

— Ceci, ajouta un autre, dans la mesure ou les deux parties le reconnaissent en même temps. Parce ce que si un côté arrête la violence avant l’autre…

En d’autres circonstances, Gérard en aurait profité pour travailler sur ses dossiers. Ce matin-là, il n’avait pas le goût d’entendre des sornettes. — On peut-tu arrêter de se raconter des histoires.– dit-il? Moi, je veux savoir si l’affaire Gomez c’est nous, et si l’affaire Pierre-Dupuy c’est nous. On travaille pas pour la GRC — baptême! — c’est la GRC qui est supposée travailler pour nous autres! Alors je veux un rapport. Tout de suite.

Le président toussota puis donna la parole au représentant des services de sécurité. Celui-ci, au grand plaisir de Gérard, fut parfaitement clair.

— Vous avez ma parole, dit-il, que ce n’est pas nous. Dans le cas de Pierre-Dupuy, ça peut-être n’importe qui; dans le cas Gomez, on sait que c’est bien eux.

Il fut interrompu par un tollé de protestations. C’est Gérard qui se fit le porte-parole des autres.

— Gomez, tout le monde sait que c’est la mafia.

— Erreur, reprit l’homme de la Sécurité nationale, le procédé qui a été utilisé pour faire détonner le bombe est totalement désuet. Jamais la mafia ou même un groupe criminel le moindrement sérieux n’aurait utilisé ce procédé. Nous savons que c’est des gens des années soixante qui ont fait le coup, des séparatistes. Des gens sans doute reliés à Marcel Leblanc, ancien repris de justice à deux reprises! Trois ans et six ans. Un dur. D’ailleurs — c’est un renseignement qui est classifié, mais je suppose qu’il ne l’est pas pour le Comité — Leblanc a été vu récemment en compagnie d’un Belge bien connu de nos services, membre important d’un gang de motards. Le tableau devient de plus en plus clair. Les attentats et les séparatistes sont financés en grande partie par l’argent de la drogue. Un Québec indépendant deviendrait la plaque tournante du commerce des narcotiques pour l’Amérique du Nord.

— Je croyais que ça l’était déjà, commenta cyniquement l’un des participants.

— Pourquoi, demanda plus sérieusement un autre, ne coffrez-vous pas tout ce beau monde?

— Parce que nous n’avons vraiment aucune preuve contre eux.

En un éclair, Gérard se souvint de ce nom: Marcel. C’était Libertad, à l’hôpital, qui l’avait prononcé. Elle avait dit que ce Marcel avait parlé de bombes, de violence. — Lieutenant, dit-il, s’adressant à l’homme de la sécurité qui n’était pourtant pas en uniforme, est-ce que menaces et incitation à la violence ça suffirait pour amorcer l’affaire?

L’autre réfléchit un instant. — C’est mince. Vous savez, quand il n’y a pas un corps à produire… il faudrait des témoins bien crédibles. Extrêmement crédibles.

— Je vais voir ce que je peux faire.

La conversation continue, mais Gérard n’écoute plus. Il se souvient mieux maintenant. Non seulement Libertad a marmonné quelques phrases contre ce Marcel Leblanc, mais Consuelo lui avait aussi parlé de ce Marcel que Libertad avait entendu prêcher la violence. Qui serait plus crédible que Libertad Gomez pour dénoncer Marcel Leblanc? Ou plutôt, non. Il vaudrait mieux monter toute l’affaire contre Leblanc et les autres, puis faire semblant que l’on obligeait Libertad à témoigner, ce qu’elle ferait en pleurant, en demandant le pardon des offenses et la réconciliation nationale. Ce serait spectaculaire. On ferait de la fille qui avait «choisi le Canada» le témoin à charge dans l’arrestation de toute une brochette de séparatistes et de «mafieux» confondus. S’il pouvait organiser cette affaire, on lui devrait une fière chandelle pour tous ces points gagnés dans les sondages…

— … Et donc, messieurs, conclut le président du comité que Gérard n’écoutait plus depuis longtemps, il s’agit surtout de montrer que l’histoire de la bombe à l’école ne tient pas debout. Il ne faut pas qu’un doute subsiste. Faisons nos devoirs, et tout ira bien. Je vous remercie d’être venus.
*

— Mais pourquoi devrais-je voir Gérard?

— Parce qu’il me l’a demandé.

Libertad ne cessait jamais de s’étonner de cette désarmante simplicité chez sa sœur. Celle-ci avait toujours une réponse simple à donner à une question précise. Si la question ne lui paraissait pas claire, elle interrogeait; quand elle avait compris, elle répondait avec cette bonhommie qui créait, chez celui qui avait posé la question, l’impression d’avoir été un peu sot. L’impression qu’il aurait dû lui-même voir l’évidence et ne pas poser cette question superflue. Ainsi, Libertad savait fort bien que si elle demandait à Consuelo pourquoi elle, Libertad, devrait voir Gérard parce que Gérard l’avait demandé à Consuelo, Consuelo n’hésiterait pas à lui répondre, sans hésitation mais avec fermeté, que quiconque prenait en charge tous les besoins de la famille Gomez au complet en plus des caprices de l’aînée des filles avait bien le droit de manifester le désir de rencontrer la cadette. Libertad ne savait pas si la vie était vraiment aussi simple pour Consuelo, ou si c’est l’expérience qui lui avait appris qu’il valait mieux qu’elle le parut.

— Tu sais pourquoi il veut me voir?

— Oui, il veut te parler de ce que tu as entendu chez tes amis séparatistes à l’époque où tu les fréquentais.

— Il veut me soutirer de l’information?

— Non. Il sait déjà tout ce qu’il veut savoir. Il m’a demandé ce matin de te convaincre de DIRE ce que tu avais entendu. Je lui ai expliqué que tu avais tes idées bien à toi et qu’il valait mieux qu’il te le demande lui-même.

— Il pense qu’il peut se servir de moi pour compromettre mes amis, c’est ça?

— Asi es. Tu as compris.

— Il n’en est pas question!

— Ça, ce n’est pas mon affaire. Tout ce que je te demande, c’est d’aller le lui dire toi-même.

Libertad ne voyait vraiment pas comment elle pouvait refuser ce service à sa sœur.

— À quelle heure?

— Aussitôt que possible.

— À sept heures trente du matin?

— Il ne dort pas, il vient de me téléphoner.

— Je lui téléphone d’abord?

— Mais non, niña, vas-y! Je suis sûre qu’il t’attend déjà.
*

Gérard devait l’attendre puisque le portier ne l’annonça même pas, la dirigeant immédiatement vers l’ascenseur. Il la reçut en pantoufle et robe de chambre de soie. Il lui fit signe de le suivre au salon et, avant même de lui offrir un siège, il avait déjà pris sa tête entre ses mains.

— Extraordinaire! Pas une marque! Je crois que je vais recommencer à croire en Dieu!

— Il y a quelques cicatrices, mais elles sont cachées par les cheveux qui ont repoussé, convint Libertad, assez contente elle-même du résultat de la chirurgie. J’ai aussi une perte de vision, vingt pour cent à l’œil droit, mais c’est la vision périphérique qui est affectée et il semble qu’il n’y aura pas de strabisme.

— Regarde-moi. Bien droit dans les yeux. C’est ça, comme ça… Non, il n’y aura pas de strabisme.

Libertad s’aperçut qu’il parlait avec la même assurance que le chirurgien. La même assurance que l’ophtalmologue. Gérard parlait comme un médecin. — Bien sûr, dit-elle, il y a des cicatrices au côté et sur la hanche. Ça, c’est autre chose…

— Vraiment horribles, demanda-t-il avec l’ombre d’un sourire?

— Ils ont fait pour le mieux, mais il reste tout de même trois longues cicatrices. Dont une de dix-huit centimètres et de près d’un centimètre de largeur qui va de la troisième dorsale et qui…

— Un centimètre de large? Montre-moi ça.

Libertad comprit instantanément qu’elle venait de se piéger elle-même. Elle avait voulu impressionner Gérard en parlant de ses blessures comme d’un fait clinique. Maintenant, il voulait qu’elle se déshabille.

— Enlève ta robe, lui dit-il, tout à fait sérieux. Si on peut faire mieux, je vais te le dire.

— Comme ça, ici?

— Mais oui, mais oui, enlève ça, voyons!

Elle s’exécuta. Parce qu’il était sérieux et qu’il parlait comme un médecin. Sans douter un instant, cependant, qu’elle finirait dans ses bras. Il lui faisait la faveur de créer une ambiguïté. Il lui laissait une chance de se raccrocher à une petite parcelle de dignité et de ne pas penser: il m’a dit de me dévêtir, je l’ai fait et il m’a prise. Elle montrait une cicatrice à un homme sérieux qui parlait comme un médecin… Quand elle fut devant lui, en slip, soutien-gorge et bas-culotte, il ne s’approcha pas d’elle mais, au contraire, s’éloigna un peu.

— Tourne-toi.

Il y eut un silence qui lui parut bien long avant qu’il ne dise:

— Bien, très bien!

Elle resta sans bouger, n’osant pas se retourner et lui faire face.

— Très bien, répéta-t-il, la cicatrice suit le ligne des côtes, de sorte qu’on ne voit rien du tout. Quand tu seras plus grande, je veux dire plus âgée, il se formera inévitablement un petit bourrelet ici et tout sera totalement invisible.

Il s’était approché et suivait du doigt la ligne de la cicatrice. Il avait mis aussi la main sur son épaule.

— Maintenant, quant à cet autre cicatrice ici, dit-il en suivant le tracé le long de la hanche, tu remarques qu’on a suturé plus serré. On verra toujours cette marque, mais uniquement comme une ligne mince, rien de désagréable.

Tout en parlant, il l’avait doucement retournée pour qu’elle lui fit face.

— Tout ça est très bien, dit-il en la tenant par les épaules à bout de bras; la regardant des pieds à la tête, tant qu’elle se sentit rougir violemment. Elle rougissait. Elle savait qu’il la voyait rougir et qu’il la sentait émue. Il la garda ainsi un long moment.

— Très bien. Le travail a été très bien fait. Toi, tu es superbe.

Il la ramena lentement et la serra sur lui de plus en plus fort. Il était, de toute évidence, tout à fait prêt pour l’amour et elle ne résista pas. Elle ne dit rien non plus. Elle le laissa la prendre dans ses bras, la déposer doucement sur le divan et achever de la dévêtir.

Il se coucha près d’elle et elle le vit étonnamment musclé, un peu velu, bronzé. Un chaîne au cou et il aurait eu l’air d’un gardien de plage méditerranéen. Mais il ne sentait pas l’aïoli, plutôt l’Eau Sauvage de Dior. Il n’était pas non plus l’homme des étreintes passionnées: il fonctionnait comme une machine bien huilée. Qui a dit que le vice ramollit…

Gérard était sur elle, sous elle, autour d’elle. Il était partout. Il la déplaçait sans effort apparent, l’allongeait, la dépliait, la plaçait pour la caresser de la main et de la bouche. Il se retrouva ainsi bien allongé sous elle, elle-même à genoux et sa tête sur ses genoux à lui. Une position qu’elle n’avait jamais connue. Il glissa un oreiller sous sa tête et sa bouche se posa sur elle. Ses mains caressaient ses seins, ses hanches, son doigt frôlait l’anus puis enfin s’y attardait. Sa bouche explorait. Avec appétit mais retenue, comme s’il voulait promettre… mais pour plus tard. Il lui fit perdre tout contrôle pendant longtemps avant de tenir cette promesse, mais il la tint.

Elle aurait voulu aussi qu’il la prenne. Tout de suite. Passionnément. Mais comme il ne semblait pas pressé de le faire, elle devint elle-même plus active. Elle voulait que Gérard aussi jouisse. Autant qu’il l’avait fait jouir. Il lui semblait que jusqu’à ce qu’il ait joui, elle portait le poids d’une dette impayée qui lui pesait. D’ailleurs, il la retenait à ses côtés. Avec une certaine tendresse, mais fermement. Sans rien indiquer de ses désirs mais en restreignant de plus en plus les alternatives quand elle semblait s’éloigner du but. Quand il fut bien sûr qu’elle avait compris, il prit ses distances.

Elle sentit qu’il avait pris ses distances, qu’il était ailleurs. Ce n’est pas que Gérard ne s’abandonne pas: il s’abandonne bien plus que Robert. Il est simplement ailleurs. Il ne la tient plus, ne la manipule plus, il a remis son corps entre ses mains… pendant qu’une autre partie de lui s’occupe d’autre chose. Ou peut-être, à un autre niveau, cette autre partie de Gérard jouit-elle d’avoir remis son corps entre les mains de quelqu’un qui est totalement à son service. Libertad ne sait pas. Elle ne s’en préoccupe pas. Elle trouve plaisir, au contraire, à aller le chercher ailleurs, à le forcer à lui donner plus d’attention. À réussir à devenir pour lui plus importante, ne serait-ce qu’un moment, que toutes ces autres choses qu’il a dans la tête. Elle découvre le plaisir de savoir que chaque geste, chaque mouvement, chaque variation du rythme de la caresse, aussi imperceptible soit-elle, est comprise et perçue par l’autre. Aucun effort n’est perdu, aucune subtilité n’est laissée pour compte. Gérard — qui pourtant est ailleurs — est plus présent que tout autre homme qu’elle ait connu. Elle veut aller chercher Gérard et le ramener à elle.

Elle y mit le temps et y parvint quand, l’agrippant solidement aux épaules, les ongles dans la chair, il contribua au dernier moment avant le plaisir. Elle ne parvint pas cependant à lui arracher un cri et il ne la serra sur lui que quelques minutes avant de la coucher à ses côtés, caressant ses cheveux d’une main et allumant un cigare de l’autre.
*

— Tu ressembles beaucoup à ta sœur. Avec quelques différences, bien sûr, qui sont d’ailleurs bien agréables… mais au fond, vous aimez les mêmes choses.

C’est elle qui n’avait pas pu résister à la tentation de parler de Consuelo. — Ça ne te gêne pas de me dire ce genre de choses?

— Mais non, pas du tout. J’aime beaucoup ta sœur.

— Tu l’aimes?

— Écoute; je bande, je viens, je lui donne 100 000 dollars par année. Elle mouille, elle jouit, elle me fait faire un million par année. Si ce n’est pas de l’amour, c’est ce qui s’en rapproche le plus.

— Et moi?

— Toi? Est-ce que ça t’a plu, ce matin? Ne rougis pas, voyons! Eh bien moi aussi ça m’a plu. Et ça aussi c’est de l’amour. Maintenant, si tu veux, je vais te parler d’autre chose. Je vais te parler de quelque chose d’aussi naturel que le plaisir et l’amour. Je vais te parler d’une carrière en or, et je vais te parler d’argent aussi, si tu veux.

— Pour faire quoi, demanda-t-elle.

Quel scénario a-t-il en tête, se demande Libertad. Qu’est-ce qu’il veut vraiment? Veut-il une autre Gomez dans ses affaires? Est-ce qu’il les veut, elle et Consuelo, ensemble? Que veut-il de plus que cette information à laquelle Consuelo a fait allusion ce matin?

— Tu n’as qu’une chose à faire: dire la vérité.

— Quelle vérité?

— Tu te souviens, à l’hôpital, tu as dit à ce type qui était venu te voir que Marcel Leblanc avait parlé de violence, sans doute devant Pierre Pinard et quelques autres personnes. Qu’il avait vanté la violence. Proposé de recourir à la violence. Tout ça, avant l’attentat dont tu as été victime. Ce que tu as dit à l’hôpital, tu l’as répété à Consuelo; je présume que tu ne délirais pas. Donc, avant que l’on ne te fasse sauter une bombe à la figure, tu as entendu ce Marcel Leblanc proposer clairement que l’on mette des bombes. Tu ne trouves pas que c’est assez clair?

— Marcel Leblanc — je me souviens en effet qu’on l’appelait Marcel — ne parlait pas de mettre des bombes. Il disait que l’indépendance ne se ferait pas parce que personne n’aurait eu le courage d’en mettre. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

— Hmmm… il aurait regretté qu’on n’en mette pas, n’est-ce pas? Il disait que ça aiderait les affaires si quelqu’un en mettait?

— Oui, c’est un peu ça. Mais je ne crois pas que Marcel Leblanc ait mis une bombe dans ma case à Concordia. Je ne crois pas que Robert Desjardins, Delorimier Pinard ou qui que ce soit de ce groupe aient pu mettre une bombe où que ce soit.

— Tu sais, ce n’est pas toujours celui qui presse la gâchette qui est le plus coupable. Quand on prêche la violence…

— Tu ne veux pas vraiment que j’accuse ces gens d’avoir voulu m’assassiner, n’est-ce pas?

— Non. Tu ne peux pas savoir si oui ou non ces gens ont tenté de t’assassiner. Tu ne peux pas savoir s’ils ont demandé à quelqu’un d’autre d’essayer de t’assassiner. Je ne te demande pas de mentir. Je te demande tout simplement de dire la vérité: au cours d’une réunion à laquelle tu as assisté, Marcel Leblanc a incité ceux qui étaient présents à utiliser la violence. Il a regretté qu’on ne fasse pas appel à la violence. C’est tout et c’est assez. C’est la vérité.

— C’est dégueulasse. J’ai fréquenté ces gens pendant des années et je sais qu’il n’ont rien fait de mal.

— Ils n’ont pas fait plus de mal que le chanteur de rock qui appelle les adolescents au suicide. Pas plus de mal que l’ouvrier américain de l’Arkansas qui fabriquait le napalm durant la guerre du Vietnam. Il faudrait tout de même faire en sorte qu’ils cessent. Parce que celui qui a mis la bombe dans ta case à Concordia, c’est quelqu’un comme Marcel qui l’avait encouragé à le faire. Qu’est-ce que tu dirais, si tu rencontrais cet autre Marcel?

— …

— Tout ce que je te demande c’est de remplir ton devoir de citoyenne. Si Marcel est accusé, on t’enverra un subpœna. Tu devras venir en cour et prêter serment. Quand tu y seras, tu pourras dire la vérité…ou mentir et tout perdre.

— Je n’ai pas l’âme d’une espionne!

— Tu n’as espionné personne. Tu dis simplement ce que tu sais. Et de toute façon, que crois-tu que l’on attende de toi à l’étranger? Que tu fermes tes chastes oreilles… ou que tu recueilles adroitement de petites pépites d’information commerciale qui feront faire du fric à des gens comme moi?

Libertad, qui en avait déjà fait l’expérience, eut cette fois beaucoup plus de facilité à expliquer gentiment qu’elle allait réfléchir…
*

Libertad ne tenait pas en place. Avec beaucoup de gentillesse, on lui avait annoncé au Ministère que sa convalescence était prolongée. Il était de plus en plus clair que Consuelo avait eu raison: on ne voulait pas la voir à Ottawa avant la date fatidique du 24 juin. On l’aimait bien, mais elle était un symbole avant d’être une personne et il n’était pas question de rouvrir imprudemment le dossier de la double nationalité avant que les jeux ne soient faits définitivement entre le Québec et le Canada. Aujourd’hui, il pleuvait. La rue Goyer, avec sa foule bigarrée d’enfants de toutes les races traînant sur les trottoirs, n’avait plus l’air d’un bled heureux du tiers monde mais d’un quartier d’immigrants.

Esteban Gomez était allé jouer aux dominos au café du coin avec des hommes de son âge qui lui ressemblaient tant qu’on aurait tous pu les confondre. Guadalupe Gomez frottait encore, inlassablement, un comptoir qui ne serait jamais plus propre puisque d’autres l’avaient irrécupérablement sali bien avant que les Gomez n’en prennent charge. Libertad sortit et marcha vers Côte-des-Neiges, s’abritant sous un parapluie qui suffisait amplement contre une averse qui n’avait rien des grandes pluies de la mousson.

Elle aurait préféré que ce soit la mousson. Elle aurait mieux aimé que les enfants soient maigres, que les rues soient poussiéreuses, qu’il y ait là des huttes et des cabanes au lieu des ces grandes maisons anonymes. Elle aurait souhaité qu’il y eût, à quelques centaines de mètres, une seule tienda vendant du maïs, des lacets, des cigarettes de tabac brun et du guaro. Elle aurait voulait fermer les yeux, les ouvrir et voir quelques paysans titubant sous l’effet du même guaro, machette au côté, qui soulèveraient poliment leur chapeau de paille en la voyant. Elle aurait voulu être ailleurs. Chez elle.

Libertad choisit la banquette d’un restaurant vietnamien. Le thé viendrait, il serait renouvelé. Indéfiniment. Jusqu’à la fin des temps. Rien ne presse. Elle était là, seule, pour se poser enfin la bonne question. Pourquoi avoir toujours dit «oui». Oui à Paloma s’il l’avait voulu. Oui à Gérard parce qu’il l’avait voulu. Oui à Robert, oui à Consuelo, oui à tout le monde. Pas un oui arraché de force, mais un oui empressé, prévenant. Dire oui avant même que l’autre ne fronce les sourcils. Pas tant pour lui plaire que par peur. Pourquoi, songea Libertad, ai-je toujours eu peur.

L’explication facile, évidente, c’était naturellement l’enfance et la jeunesse vécues dans un milieu où la violence était quotidienne. L’apparition périodique, devenue banale, des adolescents portant une Kalachnikov et des grenades à la ceinture. Les jeunes policiers, qu’on disait méchants, suivis des jeunes paysans qui étaient les «bons»… sauf pour le curé et l’alcalde. Le premier alcalde. Celui qu’on avait trouvé mort et qu’avait remplacé un autre maire, plus sympathique à la guérilla. Le curé était resté du côté du pouvoir, mais on avait cessé de l’écouter… Il y avait les «bons» et les «mauvais». Mais tout le monde savait, bien sûr, que ceci n’était que la bonne chose à dire: un homme armé n’est jamais bon. Ce qu’il demande n’est jamais tout à fait raisonnable. Ce qu’il fait n’est jamais tout à fait acceptable. Mais on feint d’être d’accord… et les adolescents à Kalachnikov grandissent pour penser qu’ils vont vraiment bâtir un monde meilleur… mais un monde où ils donneront des ordres. Oui, il y avait eu de bonnes raisons d’apprendre à dire oui.

Il y avait eu de ces bonnes raisons immédiates, mais il y en avait eu d’autres aussi, plus profondes. Il y avait eu l’éternelle domination de l’homme sur la femme, la violence qui avait toujours été présente, celle qui était déjà là quand l’histoire a commencé et qui était toujours présente. Pour faire une femme soumise, violez sa grand-mère… Y avait-il eu autre chose de plus profond encore? Libertad lève les yeux et voit le vieux Chinois qui la regarde. Chinois, Vietnamien… un autre tribu. Il la regarde avec calme. Autour d’elle, il y a d’autres Asiatiques. Il y en a derrière le comptoir, dans la cuisine, assis à une table au fond du restaurant. Ils sont là en relève, inoccupés mais prêts à se lever et à venir servir les clients qui arriveraient. Ils se parlent, ils se sourient. Ils sont une famille.

Libertad se souvient d’une enfance de demi-familles, fragmentées, démembrées, avec des demi-frères et des demi-sœurs qu’on s’échange entre cousins, ou au rythme des décès et des déménagements en quête de travail. Elle se souvient de l’errance continue des membres du clan. À travers le Salvador d’abord, puis le Honduras et enfin toute l’Amérique. Libertad sait que des Gomez de son clan sont éparpillés de Sao Paulo à Seattle, ne connaissant plus très bien eux-mêmes les vrais liens du sang qui les unissent mais tous persuadés que ces liens existent et convaincus que s’y sont ajoutés, à travers cette errance, d’autres liens qui ne se briseront plus.

La pauvreté, l’injustice, la violence les ont dispersés et ils ont erré. Leur errance a entraîné la fragilité et la faiblesse… car lorsqu’on vit ailleurs, il faut toujours dire oui. Mais elle sait que, peu à peu, l’errance des Gomez et des autres est devenue une diaspora, une force qui grandit. Il n’y a pas de jour qu’elle n’entende Lupe Gomez expliquer au téléphone, à quelque interlocuteur inconnu, que «Mi tia Trina, en Nueva York», laquelle est mariée avec le frère de ce señor qui est le cousin du sénateur de la Californie», a fait venir son jeune frère, lequel travaille maintenant avec le beau-frère de Miguel à Miami… et que les deux peuvent rendre des services… Il faut toujours dire oui, quand on est un étranger. Mais on peut s’aider et, petit à petit, on devient fort. Quand on devient fort, il faut encore aider les autres… et on acquiert ainsi la force et le droit de dire non…

Libertad, pendant qu’elle en a le courage, téléphone à Gérard. — Gérard, j’ai bien réfléchi: c’est non. Je ne le ferai pas. Je vais faire honnêtement ce que je pense que je dois faire, et je ne vais pas contribuer à ce que tu me proposes. À aucun prix.

— Tu m’étonnes, mais je respecte ta décision. De toute façon, on va se revoir et je pense que tu diras oui.

— Non. À ça aussi, c’est non.

Libertad raccrocha et, pour la première fois, elle sentit qu’elle était vraiment devenue libre. Forte. Elle-même. Tellement forte, qu’elle pouvait même s’admettre sans rougir qu’elle aurait sans doute dit oui si Gérard lui avait offert une place égale à celle de Consuelo. Tellement forte, qu’elle pouvait même s’admettre qu’elle n’aurait pas pu tenir cette place. Pas avec des cicatrices à la hanche, pas avec cinq kilos de plus que sa sœur, pas sans les yeux bleus outremer… Encore un petit effort, et Libertad s’admit à elle-même qu’elle n’aurait pas pu tenir cette place, même si elle avait été la copie conforme de Consuelo. Elle était simplement une autre femme que Consuelo. À l’intérieur comme à l’extérieur. Une femme forte.

Libertad sortit du restaurant et marcha dans la rue sans aucune peur, réalisant du même coup que la peur ne l’avait jamais vraiment quittée depuis son enfance. Elle vit qu’il faisait maintenant grand soleil et que c’était vraiment, pour elle, le printemps de son indépendance.
*

Il était sans doute heureux pour Libertad qu’elle eut trouvé sa propre indépendance; mais qu’elle eut dit oui à Gérard n’aurait peut-être pas changé grand-chose à l’histoire puisque, après un premier temps de protestations viscérales, les journaux, mêmes les plus nationalistes, n’embarquèrent pas dans l’attentat raté de Pierre-Dupuy. De l’avis de tous, il s’était agi d’un montage grossier et il valait mieux ne plus en parler, ce qui ne faisait pas l’affaire de tous.

— Christ! Ils nous blousent des deux bords! On passe pour des chiens parce que on est supposés avoir «blasté» la petite espagnole, puis on passe pour des cons parce qu’on a fait semblant de mettre un pétard dans un collège québécois. Ce qu’il faut, calvaire, c’est en mettre une vraie! Et pas dans une école: à la GRC, tabarnak! Mieux, à Ottawa, hostie!

— Ben… d’abord, blousé, blousé…, dit Marcel, il y a encore plus de monde pour la souveraineté aujourd’hui qu’il n’y en avait le jour du référendum.

— Peut-être, mais ça va «crasher» vite en maudit si les journaux continuent à rire de nous autres!

— … Ensuite, continue Marcel sans se laisser démonter, si on touche un cheveu de la tête d’un fédéraliste et que l’on sait que c’est nous qui l’avons fait, on perd vingt points dans les sondages. Les gens ne veulent pas de violence. C’est quand on se fait frapper qu’on gagne. Ça, ça fait des semaines que c’est absolument clair.

— On pourrait faire comme les autres, les frapper et leur faire passer toute l’affaire sur le dos, dit un des autres.

Ils étaient cinq, dont Marcel Leblanc et Delo. C’est Marcel qui les avait convoqués pour «faire le point» sur la situation. Delo, malgré tout le respect qu’il avait pour Marcel, avait l’impression que celui-ci donnait des coups d’épée dans l’eau. Il souffrait de ne plus être au centre des opérations ni même un centre d’intérêt. Il s’agite comme un hanneton, pensa Delo, et les trois types qui sont ici n’ont guère d’autre mérite que celui de croire en lui. Quant à leur utilité, elle est nulle. Au fond, c’est Robert qui jouait correctement le jeu. La nouvelle génération avait repris le flambeau.

— On ne peut pas leur faire passer l’affaire sur le dos, comme tu dis Roger, s’il n’y a pas de vraies victimes, dit Marcel. Les journaux ne croient plus aux canulars. Marcel enfonça le clou davantage.

— La population ne croirait jamais que Chrétien a tenté de faire descendre Charest, Manning, ou quelque autre fédéraliste que ce soit. Si elle trouvait un fédéraliste mort, elle saurait que c’est nous. Sans aucun doute. Ça ne serait pas la même la chose si les gars de la Coordination décidaient de nous faire sauter pour prouver leur point. Ça, ce serait beaucoup plus crédible que des fédéralistes tuant d’autres fédéralistes, puisque tout le monde sait que le PQ aimerait autant que nous ne soyons pas là. Et pourtant, je n’ai pas peur: je sais que la population ne croirait pas que Bayard nous a fait descendre. Je ne crois pas non plus que les fédéralistes osent le faire. Aujourd’hui, toute violence nuit.

— Mais tu viens de dire qu’on a monté dans les sondages, protesta Normand, celui qui avait ouvert le bal.

— On a monté dans les sondages parce que, intuitivement, la population savait que ce n’était pas nous, l’affaire Gomez. À Pierre-Dupuy, elle ne sait pas, elle nous donne donc le bénéfice du doute. De toute façon, elle en a assez, la population. C’est pas les journaux qui vont nous faire baisser dans les sondages: plus personne ne lit les journaux. C’est le ras-le-bol généralisé qui va nous faire baisser dans les sondages. Neuf mois, c’était encore trop.

Il y eut un silence. C’est Normand qui revint à la charge, mais sur un tout autre ton. — Marcel, tu as fait du temps, et moi aussi. J’en ai fait moins que toi, mais j’étais plus jeune: je me suis fait battre, je me suis fait faire bien des affaires. Je suis sorti de prison sans une tôle. J’ai dansé nu dans des bars, j’ai vécu de jobines pendant des années, gelé comme un ours polaire chaque fois que j’avais une piasse. La vie a passé, personne m’a dit merci. Je voulais pas qu’on me dise merci. J’ai toujours pensé qu’un jour, je prendrais un gun et pis que je me battrais pour la faire, l’indépendance. Aujourd’hui, tu me dis: on se bat pas. Alors, qu’est-ce que j’ai fait de ma vie depuis trente ans? Je sais que personne ne va me dire merci demain non plus. Je sais qu’il y aura rien de plus pour moi dans un Québec indépendant que ce que je trouve aujourd’hui: pas grand-chose. Moi, j’attends rien, je demande rien, je veux juste la faire, l’indépendance. Mais ça, je te jure qu’on va la faire!

L’autre, qui s’appelait Jean-Pierre, acquiesça.

— Oui, Marcel, on va la faire l’indépendance! On n’arrêtera pas de se battre.

— Sûr, on va la faire, dit Roger.

Marcel a tort de ne pas avoir peur, pensa Delo. C’est pas les gars de Bayard qui vont le tirer: c’est un gars comme Normand, comme Jean-Pierre, comme Roger. Ils vont le faire aussitôt qu’ils auront compris ce que Marcel leur dit depuis des semaines. Il faut du sang de nationalistes. C’est ça qui va créer l’union sacrée, pas autre chose.

— Je n’ai pas dit qu’il ne fallait plus se battre, dit Marcel, j’ai dit simplement qu’il fallait le faire intelligemment. Ça ne donne strictement rien de tuer des fédéralistes. La seule chose qui pourrait nous aider, ce serait que les fédéralistes posent des gestes contre nous. Or, l’affaire de Pierre-Dupuy a été un canular. Ni vous ni moi n’avons l’intention de frapper d’autres Québécois. Je ne vois donc pas de solution.

Le problème de Marcel, pensa Delo, c’est qu’il est un théoricien avant tout. Il est comme cet ingénieur qui jouit à réparer la potence qui va servir à le pendre. Il est heureux d’avoir compris avant les autres qu’il y a une prime au martyre dans une société axée sur les communications. Il est heureux de l’avoir compris, même si ça doit le tuer!

Marcel, en effet, semble parfaitement heureux. Inconscient. Il continue à pérorer.

— Tu vas la faire comment, Normand, ton indépendance? En tirant de la carabine? Et toi, Jean-Pierre, tu penses qu’un enfant blond qui saigne sur un trottoir de Westmount, ça sort positif à la TV pour la souveraineté? Tu penses qu’une bombe à Ottawa, ça va nous aider? Ça nous amènerait l’armée canadienne dans les vingt-quatre heures, dans toute les rue de Montréal. C’est ça que tu veux?

— Oui, c’est ça que je veux, dit Jean-Pierre, on lui tirerait dessus à l’armée canadienne, nous ne sommes plus en 1970!

— Tu vas faire la défense de la patrie à toi tout seul, dit Marcel en haussant les épaules?

Delo trouve de plus en plus que Marcel est malhabile. Puis, tout à coup, il comprend: Marcel n’est pas un imbécile heureux. C’est qu’il n’est pas seulement un intello: il est suicidaire. Il a décidé d’être le héros de ses arrière-arrière-petits-enfants. Il est en train d’expliquer aux trois autres qu’il faut une victime et, quand ils auront compris qu’il faut une victime, ils comprendront que la meilleure victime c’est celui qui n’a pas voulu jouer le jeu de chercher une victime: Marcel. Celui qui les aura traités de façon un peu méprisante, celui qui n’a plus la foi, le traître: Marcel.

Delo voit le manège avec des yeux neufs. Marcel joue au matador. Il pose les banderilles. Déjà, Normand est exactement là où Marcel le veut: Normand a compris ce qu’il devrait comprendre et pas plus. Jean-Pierre est plus lent. Roger ne comprendra jamais à demi-mots, mais les autres lui expliqueront. Delo évite les yeux de Marcel. Il ne sait pas, il ne veut pas savoir quel serait le scénario de rechange pour Marcel si celui-ci pensait, tout à coup, que quelqu’un veut le priver de son martyre. Quand ils partirent, un peu plus tard, Marcel avait passé tous ses messages.
*

— Delo? c’est Normand. Je peux te voir?

Seul Marcel avait pu donner à Normand le numéro de téléphone de Delo. Celui-ci trouva qu’on en mettait un peu beaucoup, surtout qu’il partait demain en voyage et qu’il avait déjà dit, à maintes reprises, qu’il ne fallait jamais lui téléphoner chez lui. Chez lui, c’était aussi chez Pierre Pinard. On risquait beaucoup pour peu en le compromettant dans des histoires scabreuses.

— À onze heures du soir? Est-ce que c’est vraiment si urgent? Je pars en voyage avec mon père demain matin…

— J’ai essayé de te rejoindre plus tôt; ça répondait pas.

Il savait que c’était vrai. Il n’avait simplement pas répondu. Il n’avait pas voulu s’en donner la peine: il savait trop bien ce que le nom sur l’afficheur signifiait.

— J’étais sorti. Pourquoi absolument ce soir?

— Je veux juste te parler. Pas au téléphone.

Delo se retint pour ne pas montrer d’irritation ni d’impatience.

— Je te rencontre à la Moulerie, sur Bernard.

— C’est bruyant…

— Où?

— Chez vous?

— Non. Mon père a des amis à la maison. Va au petit restaurant grec sur l’avenue du Parc où l’on se rencontrait avant, tu te souviens?

— Oui. OK. Dans vingt minutes.

Normand avait raccroché. Delo se souvenait avec attendrissement des réunions animées au café fort qu’il avait eu l’année précédente, avant le référendum, avec Marcel, Normand et tous les autres. C’était l’époque ou il semblait que la décision finale fût le référendum. On votait, on était indépendant. Quelle naïveté! On avait mis le paquet, alors, sur la décision référendaire. On avait chanté «Frère Jacques» pour s’apercevoir, après coup, que ce n’est pas ce qu’on décide qui compte, mais ce qu’on fait. Pour s’apercevoir, surtout, qu’il n’y avait rien à faire. Pour comprendre que le Québec voulait bien chanter des chansons mais qu’il ne ferait pas une révolution. Il y avait quelque chose d’ironique à rencontrer Normand au restaurant grec.
*

Heureusement, Normand était seul. Delo n’aurait pas aimé être vu avec toute la bande. Pas chez lui, pas au restaurant, nulle part. Tout ça était trop bête, trop visible, trop transparent même. Tout ça semblait encore plus naïf que la campagne référendaire. Une opérette qui pouvait mal tourner.

Marcel m’a ben déçu cet après-midi, dit Normand.

— …

— Toi?

— Marcel, tu sais, c’est Marcel…

— Oui, mais on va pas chier loin avec ça…

— Ça va pas si mal que ça. On fait 52% dans les sondages.

— Ça donne quoi, les hosties de sondages? J’aime pas ça, qu’on rit de nous autres.

— C’est quoi, ton idée?

— T’étais là. T’es pas plus «dumb» que moi. Ça serait quoi, ton idée à toi?

— Encore?

— Écoute, moi je l’ai dit, je suis prêt à prendre mon gun pour la faire, l’indépendance. Si je suis prêt à mourir, je pense que j’ai aussi le droit de tuer, non?

— Ben, ça dépend…

— Je parle, quand on est en guerre. Parce qu’on est en guerre, non? C’est pour ça qu’on fait des guerres: pour défendre son pays. Moi, je suis prêt à mourir. Prêt à mourir pour mon pays. Tout de suite. N’importe quand. Ma vie est faite. Vous pouvez me «shooter» demain, si vous pensez que ça va aider.

— Ça donnerait quoi, de te tuer?

— Me tuer moi, rien. Je suis pas connu. Je l’ai été un peu mais je ne le suis plus. Un gars comme Marcel, c’est une autre affaire…

Delo décida d’abréger: — tu penses qu’il faut descendre Marcel et mettre ça sur le dos des fédéralistes?

— C’est-à-dire, que c’est Jean-Pierre qui a eu l’idée. Mais c’est peut-être la meilleure chose à faire. Pour la cause, mais aussi pour Marcel. Avant que Marcel perde son nom. Pour l’arrêter d’ouvrir sa gueule partout et de dire que ça marchera pas. Marcel, c’est un symbole. Il a une grosse responsabilité.

— Tuer Marcel? C’est une grosse décision.

— Faire l’indépendance aussi, c’est une grosse décision.

Ce qu’il faut, pensa Delo, c’est gagner du temps. Il faut que je gagne du temps ou, autrement, il faut que je téléphone à la GRC et que je fasse embarquer Normand et Jean-Pierre. Peut-être Roger aussi. — Qu’est-ce qu’en dit Roger?

— Roger est pas là-dedans. Si on le met là-dedans, il va se faire poigner ou il va parler trop. On est seulement trois: toi, moi Jean-Pierre.

Bonne nouvelle, Roger n’était pas là. Il en restait deux. Que ces deux joyeux conspirateurs soient là, en train de mordre à l’hameçon en disait beaucoup sur le charisme de Marcel. En disait beaucoup, aussi, sur le rapport de l’émotion à la raison dans l’engagement de celui-ci. — Qu’est-ce que tu proposes? Comment?

— C’est là que tu peux nous aider. Moi, je suis un homme d’action. Jean-Pierre aussi. Toi, t’es un planificateur. On veut pas que tu te mouilles; on sait que ton père est important. Pis, à part ça, t’es jeune. Tout ce qu’on veut, c’est que tu nous dises comment. Tu nous dis comment, puis Jean-Pierre et moi on va faire ce qu’il faut… Tsé j’veux dire?

Delo comprit, avec soulagement, que ce serait plus facile qu’il n’avait prévu. De la même façon que Marcel voulait bien donner sa vie mais ne voulait pas allumer la mèche, Normand voulait bien presser la gâchette mais ne voulait pas y penser. Jean-Pierre non plus. Tuer, pour eux, c’était un peu comme faire l’amour et ils préféraient le faire les yeux fermés.

— Je ne dis pas oui. Je ne dis pas oui… mais ce n’est pas non. Tu me comprends?

— Je te suis.

— Bon. D’abord, c’est le moment qui est crucial. Il faut choisir le bon moment si on veut avoir un impact décisif. Il est trop tôt: il faut être plus près du 24 juin. Le plus près possible. Tu comprends?

— Oui, continue.

— Ensuite, il faut être sûr que tout le monde croira que c’est bien les fédéralistes qui ont fait le coup. Pas un «crackpot» fédéraliste, mais la machine fédéraliste elle-même.

— C’est ça, les tops. Les «keymen», interrompit Normand, les yeux brillants. Normand s’amusait… enfin!

— Exactement, reprit Delo: les keymen! Il faut les compromettre jusqu’à l’os. Les compromettre jusqu’en haut. Il faut que tous les vrais Québécois vomissent tout ce qui est Ottawa, tout ce qui est fédéraliste. Tout ce qui…

— C’est ça!

— On va prendre 70 % dans les sondages, continua Delo, assumant le rôle et persuadé, désormais, que l’opérette ne finirait pas en drame. — Ils voulaient les deux tiers pour nous croire? Ils nous ont demandé 66% pour nous croire? C’est 70% qu’on va leur donner! 70%! On va leur montrer que le Québec, c’est un État, une Nation, un Chef! ajouta t-il, persuadé que Normand ne saisirait même pas l’allusion. À sa façon, Delo aussi s’amusait.

Ils bavardèrent encore une heure puis se séparèrent. Le lendemain, dans la voiture qui le menait à l’aéroport avec son père, Delo était moins rassuré. Il était conscient que deux facteurs demeuraient hors de son contrôle. Le premier, c’est que Jean-Pierre — et aussi Normand — voulaient toujours tuer quelqu’un et Marcel de préférence. Le second, c’était que Marcel — qui était peut-être devenu fou mais n’était certainement pas un imbécile — ne tarderait pas à comprendre que quelqu’un faisait obstruction à son apothéose… et que ce quelqu’un ne pouvait être que Delorimier Pinard.
*

Il n’y avait pas de raison valable pour que Pierre Pinard amenât son fils à Washington. Aucune raison, sauf le plaisir de lui montrer une autre facette du monde. C’était une autre manifestation de ce désir immodéré qu’il avait toujours eu de lui mettre en main tous les atouts pour réussir, qu’il s’agisse de contacts, de formation ou d’expérience. Pierre Pinard en avait mis peut-être un peu trop. De sorte que Delo avait tout eu, sauf l’occasion de relever de véritables défis. Tout vu de près, sauf la perspective d’un échec. Tout le monde le lui avait reproché, mais Pierre Pinard n’en avait fait qu’à sa tête. Delo, face à la vie, montrait donc souvent une désinvolture de bon aloi mais aussi une certaine nonchalance.

Il n’y avait rien que Delo put faire pour son père à Washington. Ceci étant bien établi, Delo avait pu, en toute bonne conscience, traîner dans tous les bars très tard le soir plutôt que dans les musées, sans se priver non plus de manger des viandes exotiques dans les attrape-nigauds pour Congressmen de l’arrière-pays ni de dîner très correctement à la Maison Blanche, laquelle n’est pas la White House, bien sûr, mais un restaurant italien de bon ton qui feint d’être français.

Delo s’était offert trois jours de grandes vacances, accompagné surtout d’une jolie Mexicaine qu’il se contentait d’appeler Mañana, peut-être, parce qu’il savait que cette affaire serait sans lendemain. C’est le troisième soir, la veille de leur départ, qu’il rencontra Duncan. C’est Mañana, naturellement, qui les avait présentés.

— Duncan, avait-elle dit, rencontre un de ces «Latinos del norte» qui vont encore donner un frisson à l’Amérique.

— Québécois? avait tout de suite compris Duncan. Il y a longtemps que je voulais en voir un. Ils sont pâles, mais les Finlandais aussi étaient pâles et ils ont fait des misères aux Russes. Salut, Québécois!

Delo compris que Duncan était aussi saoul qu’on peut l’être tout en demeurant distingué et en se tenant droit. Il lui offrit donc immédiatement de s’asseoir.

— Vous faites quoi à Washington, demanda Duncan?

— J’ai vu le Capitol, le Smithsonian Institute, le monument à Jefferson, le monument à Lincoln…

— Ça va, ça va. Vous avez surtout vu la plus belle et la plus gentille fille du District fédéral, que dis-je, des États-Unis, de sorte qu’on peut bien vous pardonner d’être un touriste. De toute façon, je ne partage pas le mépris général pour les touristes: ce sont les seuls qui apportent de l’argent ici. Les autres viennent en chercher… Qu’est-ce que vous êtes venu chercher à Washington?

— Je n’ai rien cherché que je n’ai pas trouvé, dit Delo, en tapotant affectueusement la main de Mañana. Mon père, lui, cherche autre chose. J’espère qu’il l’a aussi trouvé. Il rencontre des gens qui ont, semble-t-il, une certaine importance. Excusez-moi, je ne me souviens pas de leurs noms et, d’ailleurs, vous comprendrez que je ne vous le dirais pas.

Duncan éclata d’un rire franc. Good boy! Est-ce que vous êtes du groupe des révolutionnaires ou de celui des réactionnaires? Bon, ça va, je sais que ça non plus vous ne me le direz pas. Ça n’a pas d’importance. Tout ça, c’est comme Ouroboros, le serpent qui se mord la queue. On révolutionne, on «réactionne»… la caravane passe. Laissez-moi vous offrir une bouteille de faux Chablis mousseux — spécialité de l’État de New York — pimenté d’un tequila añejo, en l’honneur de notre amie commune.

— Pas pour moi, Duncan, dit celle qui était devenue Mañana.

— Oui, oui, j’ai bien dit un Chablis mousseux de l’État de New York accompagné d’un tequila… C’est seulement après que je pourrai vous dire pourquoi Nixon était un grand président, pourquoi le Québec ne sera jamais indépendant, et pourquoi toi, ma Pasionaria, tu deviendras peut-être un jour présidente des États-Unis.

Mañana leva les yeux au ciel. — Delo, je ne veux pas te priver de ça. Ça vaut le détour. Moi, je l’ai déjà entendu. Tu me rejoins au Willard quand tu en as assez. D’accord?

Delo se leva, lui embrassa galamment la main, lui tapota tout aussi gentiment le cul et se rassit. Il voulait savoir ce que Duncan pensait de l’indépendance du Québec.

— Je ne suis pas saoul, dit Duncan, je suis simplement euphorique. J’essaye d’être euphorique tous les soirs. On peut laisser tomber le Chablis mousseux, mais je vous offre le tequila. Dites-moi franchement: vous croyez vraiment que vous allez bâtir un pays, là-bas, au nord, dans la neige?

— C’est ça, comme les Finlandais…

— Je présume que votre père, qui est un vieux monsieur important, est ici en train de faire la cour à une ou l’autre de ces ordures qui prétendent nous gouverner?

— …

— Vous ne dites rien? Vous avez raison; il n’y a rien à dire. Mais je vais vous dire, moi, ce qui va se passer. On va donner son indépendance au Québec comme on l’a donné aux «Absurdistans». Vous ne savez pas ce que c’est que les Absurdistans? C’est ainsi que l’on appelle maintenant tous ces pseudo pays d’Asie centrale qui étaient administrés par l’URSS et à qui on a maintenant permis de redevenir vraiment eux-mêmes, c’est-à-dire ineptes. Des pays qui n’ont aucune raison d’être là, sauf peut-être pour justifier une razzia sur le pays d’à côté.

— Vous en avez contre les pays d’Asie centrale?

— Pas du tout. J’aurais pu dire la même chose de l’ex-Afrique coloniale. On a créé là une cinquantaine de pays qui n’ont pas de sens. Après, on les exploite sans avoir à les consulter. Quel est le pouvoir de négociation du Burkina-Faso face aux États-Unis, à l’Allemagne ou à la France? D’ailleurs les Français et les Anglais n’ont rien inventé. Regardez l’Amérique latine. Ils se sont «absurdisés» eux-mêmes. Ils se sont tapé sur la gueule jusqu’à devenir tous totalement inoffensifs. On les a peut-être aidés un peu, soit, mais ils ont fait le plus gros du travail eux-mêmes. Avez-vous entendu parler de la Guerre du Pacifique? Non? Vous n’êtes pas le seul… C’est là qu’on a réglé son cas à la Bolivie. Savez-vous que le Paraguay a déjà été un grand pays? Ils ont décidé d’affronter l’Argentine, le Brésil et la Bolivie en même temps. Évidemment, il ne reste plus beaucoup de Paraguay, surtout qu’ils ont perdu dans l’aventure les deux tiers de leur population!

— Et vous pensez que le Québec «s’absurdise»?

— Je ne sais pas. Mais ne croyez pas que ce soit un sport pour les bronzés et les demi-bronzés. Voyez la Yougoslavie. Attendez que les Roumains et les Hongrois décident de rouvrir leurs dossiers. Les Ukrainiens, les Bulgares, les Grecs… Il n’y a pas une seule frontière pour changer laquelle on ne trouvera pas dix imbéciles prêts à se faire trouer la peau. Et on manipule tout ça…

— Qui manipule?

— C’est un travail d’équipe. Aujourd’hui, c’est peut-être votre père…

— J’ai plutôt l’impression qu’il s’occuperait des aspects économiques et financiers.

— C’est ça. Vous y êtes. Il n’y en a pas d’autres. Est-ce que vous croyez qu’on déplace les frontières et qu’on crée des États pour aller dans le sens de l’histoire? Le monde entier fait des affaires. C’est notre façon à nous, au vingtième siècle, de faire des guerres.

— Vous pensez que tout est une affaire de gros sous?

— Je le sais. Prenez l’affaire Nixon, par exemple. Vous croyez que quelqu’un de sérieux s’est indigné parce que le président des États-Unis abusait de ses pouvoirs? Mon pauvre ami; il n’y a pas un président de quelque pays que ce soit qui n’abuse pas de ses pouvoirs. On a fait sauter Nixon pour détourner l’attention. Pendant qu’on faisait sauter Nixon, on a manipulé le prix du pétrole et déplacé 250 milliards. Personne n’y a prêté attention: on discutait du principe de la séparation des pouvoirs! Les juges contre Nixon… La population américaine et le monde entier sont restés les yeux rivés sur un miroir aux alouettes, pendant qu’on multipliait par quatre le prix du pétrole, qu’on déplaçait les profits vers la Suisse et qu’on utilisait les fonds pour racheter l’industrie américaine. Une superbe opération.

— Qui a surtout profité à quelques cheikhs arabes!

— Il n’est pas resté entre les mains des cheikhs arabes un pour cent des profits de l’opération. On les a choisis comme boucs émissaires et on en a laissé quelques centaines faire les imbéciles dans les casinos d’Europe pour montrer qu’ils étaient bien vrais. La réalité, c’est que quelqu’un de prévoyant avait déjà pensé qu’il nous faudrait un ennemi après les Russes. Le diable, c’est devenu ces bergers enrichis qui donnaient des montres en or en pourboire au Dorchester à Londres. Ensuite, parce qu’ils étaient du même sang, c’est devenu les Syriens, puis les Irakiens. Ce qui a permis de brûler les puits de pétrole du Koweït et de régulariser les cours… puis de stopper la production de l’Irak et de maintenir le baril de pétrole au niveau où l’on fait un profit. Au niveau surtout où l’on empêche les Japonais d’obtenir sur l’Amérique un avantage concurrentiel trop marqué. Ensuite, via l’intégrisme, on pourra toujours «diaboliser» un milliard de Musulmans en prétendant qu’il sont vraiment plus méchants que les Fondamentalistes américains, dont la moitié des leaders sont pourtant en taule pour escroquerie..

. Delo se sentait un peu étourdi. Le débit de Duncan était trop rapide. Il vidait les tequilas trop vite. Toutes ces histoires de complot faisaient un peu roman feuilleton.

— À part Nixon, il y a eu beaucoup d’autres innocentes victimes?

— Il y en une chaque année. Mais, au niveau où vous l’entendez, pensez à ce pauvre Carter et aux otages en Iran. Qu’est-ce que vous croyiez qu’on cachait, pendant qu’on parlait tous les jours des otages de Téhéran?

— …

— Vous ne vous souvenez pas? L’or. L’or qui passe de 35 dollars à près de 1 000 dollars l’once. Pendant qu’on nous parlait de l’aspect humain du problème des otages et de pseudo missions pour les libérer, l’Amérique faisait faillite. En langage de banquiers internationaux, elle offrait de payer ses dettes à 3 cents le dollar. Après la guerre, l’Amérique avait acheté l’Europe à crédit dans le cadre du plan Marshall, en payant en dollars américains. Un dollar américain valait un trente-cinquième d’once d’or. En 1980, alors que les eurodollars inondaient la planète, nous avons décidé qu’un dollar ne valait plus qu’un neuf centième d’once d’or. Merveilleux concordat, même pas négocié. Une superbe escroquerie. De la grande politique.

— Vous semblez avoir une haine profonde pour l’Amérique?

— J’aime beaucoup l’Amérique. Je me dissocie simplement de ceux qui la gouvernent. J’ai peur qu’un jour on nous fasse payer chèrement toutes les saloperies que nous avons faites. Cuba, Allende, arrêtons là, nous n’en verrons pas la fin.

— Et vous croyez que le Québec va être la prochaine saloperie?

— Je ne sais pas. Vous savez, pour quelqu’un qui a fait un peu d’aviation, Québec, c’est surtout le mot de référence entre Papa et Roméo. Si le pétrole continue d’être un problème, vous risquez d’ailleurs d’être remplacé par Qatar. Pour le reste, le Québec est sans importance. Il y a une chose que je peux vous dire, cependant. Si le Québec se sépare du Canada, quelqu’un y aura trouvé son profit… et s’il ne se sépare pas, c’est que quelqu’un aura trouvé qu’il était plus payant qu’il ne le fasse pas. Ce que vous en pensez n’a pas d’importance.

Duncan se leva, ni plus ni moins droit que lorsqu’il était arrivé, le salua et partit comme un grand seigneur. Delo s’empressa de regagner l’hôtel et de s’allonger tout près de Mañana.

— Tu connais bien ce type que nous avons rencontré?

— Duncan? Tout le monde le connaît à Washington. Il est totalement cinglé. Est-ce qu’il t’a dit qu’il connaissait personnellement Qadaffi et que c’était un grand homme? Un père pour son peuple et qui construisait un pipeline de soixante mètres de diamètre pour amener de l’eau vers Tripoli?

— Non…

— Il t’a dit que toute la guerre du Vietnam n’avait eu pour but que de contrôler le pétrole de la Mer de Chine, et que tout s’était joué quand les Chinois avaient occupé l’île Paracelse?

— Non, mais l’équivalent…

— Il t’a dit que Gorbatchev était une taupe pour les services secrets allemands qui l’avait financé pendant trente ans? Il t’a dit que le virage en cascade de tous les pays de l’Europe de l’est vers l’Ouest avait été planifié comme un jeu de dominos dans un war-room de Stuttgart?

— Non.

— Alors, il ne t’a rien dit. Il n’était pas en forme. Tout le monde connaît Duncan à Washington. S’il trouvait un éditeur, il écrirait des livres. Mais surtout, ne te casse pas la tête avec les histoires de Duncan. Tu sais, à Washington, le pouvoir occupe une strate tellement large qu’on peut se buter à chaque pas sur la médiocrité jointe à la complaisance et sur la vulgarité jointe à la prétention. Duncan est un farfelu sympathique.

— Personne ne s’inquiète de ce qu’il raconte?

— Si quelqu’un s’en inquiétait, Duncan deviendrait millionnaire. Il suffirait que l’on s’inquiète pour qu’il devienne crédible. Pour le moment, c’est un quadragénaire élégant mais un peu survolté qui aborde les gens dans un bar et leur fait des confidences. Il n’a pas d’importance.

— Tu aimes Washington?

— C’est un peu plus propre, mais un peu plus dangereux que Caracas. C’est aussi un endroit où l’on rencontre des gens intéressants. Comme toi. On rencontre aussi à Washington des juges qui sont proxénètes, des ambassadeurs héroïnomanes, des sénateurs complètement éthyliques… Washington est une ville où un conseiller personnel du Président peut recevoir une taloche dans un bar et ne pas s’en porter plus mal. Je ne me souviens plus de son nom, mais on l’avait surnommé Hannibal.

À défaut de tout comprendre de Washington, Delo décida de consacrer toute son énergie à satisfaire Mañana. Il le faisait de mieux en mieux depuis trois jours et en tirait beaucoup de plaisir. Quand il partit de Washington, quelques heures plus tard, il pouvait considérer que cet objectif avait été atteint. Quand à la mission de son père, il n’aurait pas voulu en comprendre la logique, même si on la lui avait expliquée, ce que Pierre Pinard n’avait évidemment pas fait.
*

Ce n’est que le 18 mai que Cric commença vraiment à s’inquiéter. Son émotion s’était calmée en constatant que la bombe à Pierre-Dupuy n’avait été qu’un autre incident rocambolesque de la marche cahoteuse du Québec vers l’indépendance et non pas un complot dirigé contre les opérations de son groupe. Il s’inquiéta, le 18 mai, parce que Ricardo n’arrivait pas. Ricardo n’annonçait pas ses arrivées, mais il y avait tout de même une indispensable périodicité à ses venues. Qu’il ne soit pas là le 10 mai ne signifiait rien, qu’il n’y soit pas le 15 était curieux. S’il n’était pas là le 20, la situation serait difficile. Le 18 mai était le moment raisonnable ou une personne calme et sereine comme l’était Cric pouvait — et devait, même — commencer à s’inquiéter. Il s’en ouvrit à Marius.

— Paloma t’avait-tu dit qu’il y avait un problème avec Ricardo?

— Non, pas du tout. Tout baigne dans l’huile, en autant que je sache.

— Il y avait pas de problème sur les prix? Pas de problèmes de sécurité?

— Non.

— Il y a une semaine que Ricardo devrait être là. Les gars de New York vont être ici le 21. On peut pas vendre ce qu’on n’a pas.

— Qu’est-ce qu’on fait? On trouve une autre source?

— Il faudrait regarder autour. Mais on parle pas d’une couple de doses.

— …

— On parle de ben du stock.

Marius ne demanda pas combien: la question aurait été indécente. — Tu veux que je commence à chercher ailleurs?

— Où tu regarderais?

— D’abord, je reprendrais contact avec les types de Bogota qui nous avaient présenté à Ricardo. C’est logique, non?

— C’est logique. Mais si Ricardo n’est pas là, c’est pas parce qu’il a manqué l’avion. Il faut être prêts si, par hasard, les gars de Bogota n’ont rien à offrir ou ne veulent plus nous parler. As-tu autre chose?

— On parle de coke ou de hasch?

— Coke, le hasch est pas un problème.

— Je peux voir du côté de l’Europe, mais les prix ne se comparent pas. Inutile de servir de mules aux Américains si on ne fait pas un profit raisonnable.

— Dans un sens, tu as raison. Mais renvoyer Cardoso à New York les mains vides… j’aimerais mieux en faire une sans profit que de perdre les clients.

— J’irai voir ce que je peux faire. Tu me donnes les coordonnées du contact de Bogota?

Cric ne cilla pas. Il savait que si quelqu’un pouvait le faire, c’était Marius. Personne d’autre.

— Tu les auras demain matin.

(À suivre)

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